Bulletin de la Société Paul Claudel, n°174

Sommaire

Dominque MILLET-GÉRARD
– Un lecteur russe de Claudel : Maximilian Volochine

Maximilian VOLOCHINE
– " Préface aux Muses de Paul Claudel ", traduite par Catherine Brémeau
– " Claudel en Chine ", traduit par Jean-Claude Marcadé

Katia BOGOPOLSKAIA
– Le jeu avec le symbolisme : Blok et Claudel, 44

Olga SEDAKOVA
– " Préface à L’Annonce faite à Marie", traduite par Catherine Brémeau, 51

En marge des livres
Eléna GALTSOVA : La traduction de L’Annonce par Olga Sedakova, 58
Inna NEKRASSOVA : Protée et L’Ours et la Lune, deux traductions, 61
Catherine BRÉMEAU : Claudel, Une goutte du miel divin : Prose, vers, 63
René SAINTE-MARIE PERRIN : Origine d’une œuvre. Mémoire d’un pays, 66
Claude-Pierre PEREZ : Marie-Anne Lescourret, Claudel, 69
Christelle BRUN : Mauriac-Claudel. Le désir de l’infini, 71
Jacques HOURIEZ : Yvan Daniel, Claudel et l’Empire du Milieu, 73

Théâtre
Marina STARYKH : Ma Jeanne d’Arc au bûcher, à Saint-Pétersbourg, 77
Igor TAIMANOV : La destinée russe de Jeanne au bûcher, 79
Inna NEKRASSOVA : Le premier Partage de midi du nord, à Saint-Pétersbourg, 88
Katia BOGOPOLSKAIA : Interview de Vladimir Kosmatchevsky, 90
Anne SCHAEFER : "Charles Gonzales devient Camille Claudel", 92
Annonces de théâtre, 96

Colloques
Anna VLADIMIROVA : Paul Claudel en Russie, 98
Michel AUTRAND : Rencontres Paul Claudel en Russie, 99

Un franciscain épris de Claudel : le P. Maigné, par D. Millet, 101
Bibliographie, 103
Annonces, 104
Nécrologie, 106

 

Préface aux Muses de Paul Claudel

Le nom de Paul Claudel n’a jusqu’ici été que rarement mentionné en Russie, mais, bien qu’il soit l’un des plus grands de la poésie contem-poraine, on ne peut en faire reproche à la littérature russe car, même en France, ce nom ne figure pas sur les pages des grandes revues, il est com-plètement ignoré du large public lettré, ce qui est la meilleure des recom-mandations quant à la pureté de son génie, intact de toute intrusion étrangère, sans trace aucune de vulgarité. À ce jour, seuls quelques rares maîtres du langage connaissent et apprécient Claudel.

Cette non-reconnaissance n’est ni un hasard, ni une injustice, ni une surprise.

Elle découle des principales caractéristiques de son œuvre et de sa personnalité.

On sait peu de choses de sa vie. Il est né en France en 1870. Jeune homme, il a rendu visite à Mallarmé. Il a bientôt quitté la France pour la Chine, ne rentrant en Europe que rarement et pour de brefs séjours. Ses premiers livres ont été édités en Chine et n’ont pas été mis en vente. Et ce n’est que tout récemment que la presque totalité de ses écrits s’est trouvée rassemblée en trois petits volumes aux éditions du Mercure de France.

Il s’agit de " L’Arbre " – volume contenant ses cinq œuvres dramatiques.

" L’Art poétique " rassemble ses articles philosophiques ;

Et " Connaissance de l’Est " ses poèmes en prose sur la Chine. N’en sont absents que sa traduction en prose d’" Agamemnon " d’Eschyle (éditée à Foutchéou), " L’Hymne du Saint-Sacrement " et " Les Muses ", ode parue en 1905 dans la revue Vers et Prose.

Il nous semble indispensable, en présentant une traduction des " Muses " au lecteur, d’y adjoindre quelques commentaires car les œuvres de Claudel sont, selon l’expression de Remy de Gourmont, " une liqueur un peu forte pour les tempes de notre époque " et " Les Muses " l’un des écrits sans doute les moins faciles de cet auteur difficile.

La parution des " Muses " il y a quatre ans est passée inaperçue dans la littérature française, ne suscitant les exclamations d’enthou-siasme que de très rares personnes.

J’aime, a écrit alors Vielé-Griffin, l’ivresse de cette danse verbale qui frappe le sol ferme d’une sandale aisée et large et qui marche sur l’air et sur les flots d’un pas matériel.
Si nous relisons ensemble cette ode sans arrière-pensée critique d’abord, et de nouveau pour en analyser les beautés, nous nous sentirons riches d’un lyrisme prodigue, forts d’une certitude et, aux lèvres, nous garderons le goût des fruits succulents et sains du verger éternel.

Claudel, qui puise la nourriture de son âme à trois sources souterraines : la sagesse orientale, le catholicisme et l’archaïsme hellénique, et dont la pensée s’est construite sur Eschyle, Plotin et Lao-Tseu, se montre dans cette œuvre sous le jour exclusif de l’hellénisme.

Il y resserre sa pensée touffue et grondante en lui appliquant la formule stricte et complexe du lyrisme de Pindare qui, en correspon-dance intérieure avec l’ample sonorité de sa tournure d’esprit, reçoit entre ses mains une force nouvelle, étonnamment pleine de vie, concen-trée et retenue.

On peut appliquer aux " Muses " les mots de Otfried Müller sur la composition des odes de Pindare :

Que dire des plans de ces poëmes, pareils à des labyrinthes, où le lecteur, croyant à tout moment avoir trouvé le fil qui lui donnera l’intelligence de l’œuvre, voit à tout moment l’issue fermée devant lui ? Pindare, quand il commence son poëme, est tout rempli de l’idée sublime qu’il s’est faite de la glorieuse destinée du vain-queur, il se sent pour ainsi dire assiégé par l’affluence et la mul-titude des images et des pensées qui en découlent. Il n’essaye pas d’exprimer directement son idée principale, ce qui d’ailleurs serait peu poétique, il déroule au contraire les unes après les autres et séparément, mais sans jamais perdre de vue l’ensemble, les différentes séries de pensées qui en naissent.

Aussi, après avoir poursuivi pendant quelque temps un ordre de pensées, en leur donnant soit la forme sentencieuse, soit celle de la légende, il s’arrête soudain, bien qu’il ne soit pas arrivé encore au point où l’application de l’idée au vainqueur serait suffisamment évidente pour le lecteur ; il prend un autre fil qu’il laissera peut-être tomber également peu d’instants après pour en commencer un troisième : et, d’habitude, ce n’est qu’à la fin qu’il rassemble tous ces fils divers et qu’il en tresse comme un ensemble dans lequel l’idée principale du poëme entier ressort avec plus de clarté. En enlaçant avec tant de science les divers ordres de sa pensée, Pindare empêche que ses poëmes ne se divisent en parties isolées, indépendantes les unes des autres et qui se suffiraient à elles-mêmes, il parvient en même temps à tenir constamment tendue la curiosité du lecteur, qui ne s’aperçoit qu’à la fin du but où visaient tous ces ordres d’idées.

Pindare exprime cela lui-même lorsqu’il dit que les hymnes de louange sautent d’un thème à l’autre comme l’abeille ; il les appelle soit des couronnes tressées de fleurs variées, soit des diadèmes lydiens, diaprés de toutes les sonorités .

En substituant à la didactique morale de Pindare l’idéologie com-plexe et raffinée de l’esprit européen, gorgé de toutes les richesses des systèmes religieux orientaux, Claudel trouve dans les lois du lyrisme antique une forme extraordinaire, tant par sa plénitude sonore que par sa capacité à incarner la pensée contemporaine.

Il trouve une unité dans l’aveuglante jonction des sons, des cou-leurs et des images, rattachés les uns aux autres non par des liens exté-rieurs immédiatement visibles, mais par une logique inconsciente de correspondances intérieures qui, par le biais de toute une série d’impres-sions brèves et fugitives, créent dans l’âme une pensée définitive et précise, une image.
Claudel a emprunté à Pindare sa méthode d’inspiration et il y a insufflé la flamme de la nouvelle pensée européenne. À partir du prin-cipe de diversité lyrique et de concision, il a conçu une méthode totale-ment neuve, étonnamment plastique et exacte pour saisir les idées abstraites.

Ô grammairien ! Dans mes vers ne cherche point le chemin, cherche le centre !
Voilà la clé de sa méthode.

Il avance vers son but final par différents chemins, de tous côtés en même temps : sans aller au bout, il en quitte un, en emprunte un autre de loin et par un autre côté en suivant la même direction, et ainsi la pensée du milieu est comme emprisonnée à l’intérieur d’un large cercle de rayons qui y convergent sans l’atteindre : cela donne au lecteur l’élan nécessaire pour se transporter par delà l’inexprimé ; un unique soleil finit par jaillir soudain au bout de toutes ces routes, qui, pour la conscience aveuglée, ne semblent plus être des voies d’accès mais les rayons de cette flamme du milieu.
Il arrive que Claudel déroule parfois cette construction très com-plexe de l’ode pindarique sur une seule strophe ou une seule période, ce qui donne à son style une concision et une énergie peu ordinaires.

Prenons à titre d’exemple la strophe des " Muses " consacrée à Clio. La pensée, au milieu et à la fin, est la suivante : Clio – la Muse de l’histoire – n’inscrit que l’ombre laissée derrière elle par l’humanité. Premier rayon : Clio, le style à la main, pareille à celle qui tient les comptes. Puis, un grand saut – et on repart d’un autre côté :

On dit que ce berger fut le premier peintre qui, sur la paroi du roc observant l’ombre de son bouc, avec un tison contourna la tache cornue.

Mais le cerveau du lecteur, qui avait déjà en mémoire la gracieuse et banale légende entourant la naissance de la peinture, est à nouveau in-duit en erreur : pour l’heure, l’important aux yeux de Claudel n’est pas tant l’idée de peinture que celle de l’ombre. Et donc une question vient interrompre cette quête : qu’est-ce alors que la plume ?… Et là, nouveau saut de côté, demi-réponse brève comme l’éclair à une question restée en suspens, entre parenthèses : " n’est-elle pas pareille à l’ombre sur le cadran solaire ?", ce qui nous entraîne dans un nouveau cercle de représenta-tions du temps intérieur, comme pour nous donner à penser que cela seul que nous concevons une plume à la main, marque les heures en notre âme, et qu’il n’est point d’autre représentation du temps.

Après la parenthèse, la question de la plume, mûrie entre temps, arrive à son terme :

Qu’est la plume, sinon l’extrémité aiguë de notre ombre humaine promenée sur le papier blanc ?

La mention entre parenthèses nous a fourvoyés : elle a fait naître la représentation du cadran solaire, et voici que cette image inconsciente est maintenant reprise et prend la première place ; l’homme lui-même devient le triangle de cuivre qui porte l’ombre au cadran solaire, et la plume n’est que l’extrémité de cette ombre.

Et la pensée file plus avant sur la voie tracée jusqu’à conclure : en fait, la source de lumière n’est pas en l’homme mais quelque part derrière son dos, et l’existence ne laisse d’autre trace sur terre que celle d’une ombre plongeante. On se souvient ici de la caverne de Platon et des ombres vues par les prisonniers sur le mur face à l’entrée.

Mais tandis que le lecteur est à sa réflexion, Claudel assène deux coups l’un après l’autre, deux pensées à la fois inattendues et soigneuse-ment préparées par tout ce qui précède :

Écris, Clio ! confère à toute chose le caractère authentique.

et à la suite, sans pause aucune, sur la même ligne :

Point de pensée que notre opacité personnelle ne réserve le moyen de circonscrire.

Les rayons affluent maintenant de tous côtés et définissent un point idéal qui se trouve à leur convergence :

Tu es l’observatrice, tu es la guide, tu es l’inscriptrice de notre ombre !

Et la pensée principale se lève comme le soleil, dans la lourde auréole d’or des idées qui en émanent. Cette méthode de création purement logi-que, complexe et concentrée, telle que nous la présentons sur l’exemple d’une strophe, traverse l’œuvre entière, et les différentes parties de l’Ode aux Muses se trouvent toutes dans la même correspondance organique et secrète les unes envers les autres et envers l’ensemble, comme ces diffé-rentes parties d’une période unique. Cela donne, évidemment, une grande complexité à la construction, ce qui rend un fil directeur indis-pensable à sa compréhension ; nous nous efforcerons de le dérouler dans cette préface.

Dans le titre, sous le nom des " Muses " (l’Ode), il est inscrit : " Sarcophage trouvé sur la route d’Ostie. – Au Louvre. " Ce sarcophage antique, dont un côté représente les neuf Muses, et les autres Érato po-sant sa question à Socrate, Calliope tendant ses tablettes de cire à Homère, les bacchantes, les satyres, les griffons, avec des louves en train de jouer et des masques dans les angles, fut retrouvé dans le tombeau des Actii, placé d’abord au Musée du Capitole puis amené en France par Napoléon Premier.

Ce sarcophage du Louvre, orné des Muses, représente avec ceux qu’on a découverts dans les villas Médicis et Pacco , un document archéologique de la plus haute importance pour en définir les particula-rités et les interrelations, en outre bien supérieur aux autres de par la perfection de son exécution et l’ampleur de sa composition.

Les neuf Muses se dressent sur un côté du sarcophage, chacune avec ses attributs, chacune portant en elle-même la révélation de sa pensée, et cependant liées en seul élan par l’unité du mouvement d’en-semble. Claudel s’exclame :

Je veux dire sur quel pas je les ai vues s’arrêter et comment elles s’enguirlandaient l’une à l’autre autrement que par cela que chaque main va cueillir aux doigts qui lui sont tendus.

En se fixant exclusivement cette tâche, donner la plus profonde idée de l’unité du Novénaire (" Rien ne naîtrait si vous n’étiez neuf ! "), Claudel ne s’attarde pas sur les discussions archéologiques nées autour du sarco-phage quant au nom des différentes Muses, et dans certains cas, guidé par la seule vérité psychologique, il les nomme de façon tout à fait arbitraire, confondant par exemple Érato et Euterpe. Mais pour saisir ces détails, il faut avoir le sarcophage sous les yeux.
Conformément aux noms donnés par Claudel, au Louvre, les Muses apparaissent de gauche à droite dans l’ordre suivant : Clio, Thalie, Terpsichore, Érato, Polymnie, Mnémosyne, Euterpe, Uranie et Melpomène.

Tout le style du sarcophage exprime la confusion entre Dionysos et Apollon, les Muses établissant un pont de l’un à l’autre, ce qu’implique déjà l’origine de leurs noms, de la racine manæia – la folie ou manÙiiÇ – la prophétie. Dès le premier vers de son hymne, Claudel invoque la folie et le don prophétique sous-jacents aux Muses :

Les Neuf Muses, et au milieu Terpsichore! Je te reconnais, Sibylle ! Je te reconnais, Ménade!

L’apostrophe à Terpsichore souligne cette même idée : par la danse, la folie dionysienne se transforme en ordre apollinien, car

où serait le chœur sans la danse ? quelle autre captiverait les huit sœurs farouches ensemble, pour vendanger l’hymne jaillissante, inventant la figure inextricable ?

L’ensemble de la première strophe est traversé par le souffle de la fureur dionysienne incarnée par Terpsichore, mais une fureur déjà transfigurée et retenue : elle est tout élan, son visage est " fulgurant de la jubilation orchestrale " mais contient ce mouvement apollinien qui " ne dérange l’harmonie des lignes " ; pas un pli de sa robe ne bouge, et seul le bras relevé, " tout impatient de frapper la première mesure ", se soulève et trahit à lui seul l’émotion intérieure qui va sourdre en " secrète voyelle " d’où naîtra le mot.

La folie de la Muse, c’est la perte de la raison terrestre la plus grossière au nom de l’esprit affirmé au plus profond. Sans cette folie, impossible serait l’unité qui pousse Claudel à s’exclamer en saisissant du regard le bas-relief :

Les Neuf Muses ! aucune n’est de trop pour moi !

En vain essaie-t-il de les nommer ; on ne peut pas plus les scinder qu’une phrase vraiment achevée, et le sentiment d’unité inconditionnelle l’em-porte pour l’instant sur tous les autres. Ce " peloton des femmes vivantes " se présente à lui comme " l’engin profond du langage ", la " phrase mère " en quoi tout se tient et vit ainsi en correspondance et équilibre des parties

Rien ne naîtrait si vous n’étiez neuf !

Mais l’interrogation créatrice, adressée par le poète à ses abîmes incons-cients, s’est échappée sans retour possible :

Il l’a confié pour toujours au savant chœur de l’inextinguible Écho.

De quelle bouche sortira la réponse, qui, dans le tréfonds de son âme, s’éveillera la première? Polymnie, qui participe à la création des choses en les nommant ? Uranie, la pensée géométrique, à la ressemblance d’A-phrodite ? Ou bien Thalie, la chasseresse, l’observatrice de la vie ? Le soupir de Mnémosyne est le premier à se faire entendre au cœur du silence, car les racines créatrices de l’esprit sont tapies dans la mémoire ; la mémoire est le poids spirituel ; elle est

La jointure à ce qui n’est point temps du temps exprimé par le langage.
Elle est le rapport exprimé par un chiffre très beau.
Pour toi, Mnémosyne, ces premiers vers, et la déflagration de l’Ode soudaine !

Cette exclamation vient clore l’introduction, dont l’idée principale réside dans le mystère du surgissement d’une œuvre d’art, à partir de l’interro-gation créatrice lancée au mécanisme vivant des Neuf.

L’œuvre peut maintenant commencer à voir le jour :

du milieu de la nuit mon poëme de tous côtés frappe comme l’éclat de la foudre trifourchue.

Mais où aura lieu la déflagration d’où jaillira le soleil ? Quel en sera le sujet ? Le poète ne veut se sentir lié par aucun plan ; son but est de s’abandonner au libre flux des neuf courants. C’est pourquoi, à peine a-t-il prononcé le nom d’Ulysse

(Nous avons une affaire plus laborieuse à concerter que ton retour, patient Ulysse!)

que sa pensée est détournée par les blocs élancés de trois immenses poèmes inspirés par les Muses : l’Odyssée, l’Énéide et la Divine Comédie; il les invoque en quelques images aveuglantes avant de revenir à l’exigence d’une liberté lyrique illimitée :

Rien de tout cela ! toute route à suivre nous ennuie… Que mon vers ne soit rien d’esclave ! mais tel que l’aigle marin qui s’est jeté sur un grand poisson, et l’on ne voit rien qu’un éclatant tourbillon d’ailes et l’éclaboussement de l’écume !…

On arrive ici aux limites de l’influence des " Nymphes nourricières et qui ne se font point voir ", des Muses qui engendrent l’élan créateur et la soif d’une liberté illimitée. Avec l’incarnation qui commence, viennent les premiers attachements :

Vous ne m’abandonnerez pas, ô Muses modératrices ?

Voici la première d’entre elles, la " pourvoyeuse, infatigable Thalie ", bat-tant les buissons humains. C’est pourquoi elle tient dans une main le bâton du berger (pedum) , et dans l’autre un masque comique, " le mufle de la vie ", " piège adaptateur " et " formule transmutatrice ".

Et près d’elle Clio, " observatrice et guide ", la Muse de l’histoire, l’" inscriptrice de notre ombre ".

Après les Muses inspiratrices vient le tour des Muses inspirées, les " ouvrières du son intérieur ".

La sainte flamine de l’esprit, Euterpe, élève la grande lyre insonore, l’instrument complexe de la captivité de la pensée, pareil à un engin de tisserand, chose qui sert à faire le discours et composer la phrase, qui fait prospérer l’inspiration et détermine le report et la comparaison.

Cet instrument logique mène la pensée à un appareil à pensées encore plus simple et plus ancien, au compas d’Uranie.
Il est des abîmes que le bond de Terpsichore ni la dialectique d’Euterpe ne suffiraient à franchir, il y " faut l’Angle, il faut le compas qu’ouvre avec puissance Uranie ", et il n’est de système de pensées, tel un groupe d’étoiles lointaines, que le compas ne suffise à mesurer de ses branches écartées, jointes en un point unique comme une main étendue. Le compas est signe du chiffre, sceptre du rythme : " et le poëte ne chan-terait son chant s’il ne chantait en mesure. "

" Toi, grammairien ! " s’exclame Claudel en cet endroit, s’adressant en pensée à sa création, " dans mes vers ne cherche pas le chemin, cherche le centre ! "

Cette idée (déjà commentée plus haut), fait venir l’image de la Tra-gédie, à la convergence de tous les chemins du monde. Clio, inscriptrice des voies du destin, est postée à l’un des bouts de la danse ; Melpo-mène, la transfiguration du destin au même instant, à l’autre.

La Tragédie est la résolution d’une série de destins et de hasards en une seule formule unificatrice. Quand sont déterminés le signe et le temps de l’action,

les Parques embauchent à tous les coins du monde les ventres qui leur fourniront les acteurs dont elles ont besoin,

et les acteurs marqués par le destin font leur entrée dans le monde liés

avec leurs comparses inconnus, ceux qu’ils connaîtront et ceux qu’ils ne connaîtront pas, ceux du prologue et ceux de l’acte dernier.

La création du poème est à l’imitation du processus tragique qui se déroule dans l’humanité : les pensées, totalement ignorantes les unes des autres, sont cependant liées par des fils secrets, et le poète – le chorège – doit les diriger comme des acteurs pour que chacune entre et se retire au bon moment.

Le chœur des Muses défile ainsi tout entier devant l’auditoire : Mnémosyne la parturiente ; Terpsichore la révélatrice ; Thalie l’observa-trice ; Clio l’inscriptrice ; Euterpe, qui mesure l’univers à la pensée ; Ura-nie, qui en calcule les proportions au chiffre, et la tragique concentration de la vie, Melpomène.

Et voici que vient le tour de celle qui se tient au centre même du chœur, enveloppée dans son voile de la tête aux pieds comme une cantatrice. Polymnie est la Muse de la voix humaine. Quand l’homme lui-même devient l’instrument et l’archet,

le corps se nettoie de sa surdité,
et l’animal raisonnable résonne dans la modulation de son cri.

Le chant de cette Muse de la voix, par le verbe, est créateur. Comme Dieu, créant le monde, appelant chaque chose, a dit " Qu’elle soit ! ", ainsi Polymnie-la poésie dit à chaque chose " Qu’elle est ", et, proférant le nom de chaque chose dans une énumération délectable, la confirme ainsi mystérieusement dans son principe.

Le poète doit savoir dire ce que chaque chose " veut dire ".

Il y a l’inexhaustible cérémonie vivante, il y a un monde à envahir, il y a un poëme insatiable à remplir par la production des céréales et de tous les fruits.
– Je laisse cette tâche à la terre ; je refuis vers l’Espace ouvert et vide.

La partie narratrice et philosophique de l’ode se termine par ces mots et deux précipices lyriques s’entrouvrent l’un après l’autre sous les pieds du lecteur.

La pensée, épuisée de digressions, revient vers la plus concrète des Muses, Terpsichore. Celle-ci est folle, ivre non pas d’eau pure et d’air subtil, mais de vin rouge et de roses vermeilles, gluantes de miel. Toute brûlante, toute mourante, toute languissante, elle tend la main au poète. La Muse devient femme. Les fonctions des Muses, qui viennent d’être détachées, se sont regroupées à l’énoncé du nom prononcé par la voix de Polymnie ; une incarnation plus complète et parfaite a lieu maintenant : la création se fait féminité, le marbre chair, la déesse murmure les mots de la passion :

C’est trop, c’est trop attendre ! prends-moi ! Ne comprends-tu point que mon désir est de toi-même ? Prends-moi, car je n’en puis plus !

Le poète sent le contact physique de sa main sur sa main, et la vision s’évanouit ; il reste seul, détaché, abandonné dans le songe, dans le milieu du monde.

Alors, emporté par l’ennui, en proie à la solitude, il soulève le der-nier voile de l’âme ; la flamme au milieu de la souffrance, où conver-geaient tous les chemins des Muses. Et voilà que sont oubliés le sarco-phage antique, le complexe mécanisme de l’enthousiasme créateur ou les correspondances rythmiques d’une Muse à l’autre. Quelque chose de trop personnel, de trop intime, de trop humain s’est glissé dans le marbre animé de Terpsichore. Ce n’est plus Terpsichore. Le poète a reconnu en elle les traits de celle qui l’accompagnait à bord du bateau au moment de quitter l’Europe, pour lui, elle est la

Muse dans le vent de la mer, idée chevelue à la proue !

Ils étaient seuls tous les deux, perdus dans le pur espace, là où le sol même est lumière. En route pour l’est, tandis qu’à l’ouest, d’où ils étaient venus, s’embrasait chaque soir une

conflagration nourrie de tout le présent, la Troie du monde réel en flammes !

Cette confuse idée de l’Europe, qu’il quitte comme Énée sur une nef " chargée de la fortune de Rome " fait jaillir en Claudel, si réservé et sévère, ce fier aveu :

Je suis la mèche allumée d’une mine sous la terre. Ce feu secret qui me ronge, ne finira-t-il point par flamber dans le vent ? Qui contiendra la grande flamme humaine?

Mais l’extase amoureuse est soudain rompue par ces mots :

Ô grief ! ô revendication !

Que s’est-il passé ?

Ne sens-tu pas ma main sur ta main ?

Effectivement, il a senti cette main sur la sienne… Et, se retournant, il a vu qu’il était détaché, abandonné, seul dans le milieu du monde.

Érato ! tu me regardes, et je lis une résolution dans tes yeux !… une réponse et une question dans tes yeux !

On trouve le nom d’Érato pour la première fois dans les derniers vers de l’ode. Bien que celle-ci soit représentée dans le chœur des Neuf, Claudel a pris soin de ne jamais la nommer ; même sa lyre, il l’a mise entre les mains d’Euterpe. Pourtant le côté du sarcophage présente une image d’Érato en relief, à part, dont il a déjà été fait mention. Elle se tient de-vant Socrate, accoudée à un autel ; l’extrémité de son vêtement est posée sur sa tête et les plis de son ample chlamyde recouvrent ses bras, sa taille et une partie de l’autel. La main levée, Socrate semble l’interroger. Mais elle, à moitié tournée de côté, le fixe dans les yeux d’un regard interrogateur, direct, qui contient déjà la réponse -, un regard dont l’ex-pressivité transmet cette voix intérieure, comme étrangère, qui vient donner une réponse claire et précise au tréfonds de l’âme à l’instant où la question parvient à la pleine conscience.

Érato est la Muse de la philosophie, mais elle est aussi la Muse de l’amour.

Le destin t’a confié le sort des amoureux, dit le poète Apollonios, les âmes farouches des vierges se laissent attendrir par tes soins, ton nom biensonnant te vient de celui d’Éros…

Les trois dernières marches de la création apparaissent : le verbe, la féminité, l’amour.

Voici donc l’ordre dans lequel le mystère de l’unité des Muses est dévoilé (" Rien n’existerait si vous n’étiez neuf ! ") :
Mnémosyne, la mémoire ; Thalie, l’observation ; Clio, l’inscription ; Euterpe, la dialectique ; Uranie, le rythme ; Melpomène, l’unité tragique ; Polymnie, la poésie ; Terpsichore, la féminité ; Érato, l’amour .

Maximilian VOLOCHINE
trad. Catherine BRÉMEAU

 

 

Bibliographie

Charles du BOS
Journal 1936-1929, éd. Buchet Chastel, Paris, 2004. Nombreuses références à Claudel.

Yves-Marie HABERT
Paul Claudel regarde la Croix, Paris, éd. Parole et Silence, 2002.
"Une vision partagée. G. K. Chesterton et Paul Claudel" in Pierre d’angle, Aix en Provence, août 2002, p. 120-134.

Machiko KADOTA
"Un souffle de vent dans Cent phrases pour éventails" in Imago, "Imaginaire du vent", septembre 2003.

Martin MÉGEVAND
" L’éternel retour du chœur " in Littérature n° 131, " Masques, intertextes ", éd. Larousse, septembre 2003, p. 105-122.

Claude-Pierre PÉREZ
" Claudel philosophe ? Le poète, les théologiens et le petit ca-nard " in Noesis n° 7, " La philosophie au XXe siècle et le défi poétique ", volume coordonné par Béatrice Bonhomme et André Tosel, printemps 2004, diffusion librairie Vrin.