Bulletin de la Société Paul Claudel, n°219

Sommaire

PAUL CLAUDEL ET L’EXTRÊME-ORIENT, DIALOGUE

Sophie Lesiewicz
Mise en page du Vieillard sur Le Mont Omi. Étude génétique et bibliographique d’une « amusette typographique », 11

Jiangyue Zhu
Un monde respiratoire créé par le noir et blanc. Étude sur la pratique calligraphique de Paul Claudel dans Cent phrases pour éventails, 47

Yu Wang
Comment l’imaginaire de Claudel transforme l’univers poétique chinois, 59

NOTE

Marie-Ève Benoteau-Alexandre
Pourquoi Laudes n’est pas une publication de Claudel, 71

EN MARGE DES LIVRES

Le rythme, une révolution ! Émile Jaques-Dalcroze à Hellerau, sous la direction de Claire Kuschnig et Anne Pellois (Raphaèle Fleury), 89

THÉÂTRE

L’Homme et son désir (Monique Dubar), 97

COLLOQUES

Pascal Lécroart
L’Homme et son désir célébré au Brésil, 107

Raphaèle Fleury
« Une histoire de l’art alternatif ». L’œuvre de Claudel comme exemple de l’investissement des arts populaires par le modernisme, 109

Actualités claudéliennes, 113
Annonces, 115
Résumés et présentation des auteurs, 117

 

Comment l’imaginaire de Claudel transforme l’univers poétique chinois

Les Petits poèmes d’après le chinois de Claudel se sont inspirés d’un recueil de poésies chinoises, Rêve d’une nuit d’hiver : Cent quatrains des Thang, traduit par Tsen Tsonming. L’univers poétique chinois, tel que déployé dans ce recueil, subit des transformations sous la plume de Claudel. Gadoffre fait ce constat : « Il suffit de parcourir les Poèmes d’après le chinois pour s’apercevoir qu’ils fourmillent de thèmes claudéliens […], l’hypothèse d’un emprunt de Claudel aux Chinois est exclue. Les ressemblances ne s’expliquent que par les principes de sélection qui ont dirigé Claudel vers ses propres thèmes1. » En effet, l’originalité de Claudel se trouve justement dans sa sélection et sa façon de s’approprier la poésie chinoise qui le distinguent d’autres poètes imitant le chinois de manière plus ou moins docile. On verra ainsi avec intérêt comment l’imaginaire du poète transforme l’univers chinois.

Mou-lin-cha est un poème illustrant l’harmonie entre l’homme et la nature2. Tsen le rendit ainsi en français :

MOU-LIN-CHA3

Au moment où le soleil descend de l’horizon bruni !

Les oiseaux troublent par leur chant le murmure du ruisseau.

Je suis, près de l’eau, le sentier infini,

Plein de délices, que l’on ne peut quitter.

Claudel déclare : « je suis avant tout catholique4. » Et c’est en catholique qu’il réécrira la version de Tsen :

LE SENTIER PLEIN DE DÉLICES5

J’avance, le pays change, mais le sentier continue

Je l’ai retrouvé vingt fois quand je le croyais perdu

Celui-là qui m’attend au bout, je sais que c’est pour lui que j’existe !

Ah, ne me laissez point quitter ce sentier plein de délices !

Ainsi, nous voyons que même si « le sentier infini » du poème chinois appartient purement à la nature, l’inspiration de Claudel demeure nettement chrétienne. Le sentier de Claudel est sans doute le chemin que le Christ indique et qui est identifié à la Vérité et à la Vie. Il est à noter que le dernier vers de Claudel a la tonalité d’une prière, contrairement au poème chinois qui est une simple expression d’émerveillement. Il faut aussi remarquer la fréquence du pronom « je » dans la réécriture de Claudel alors qu’il n’apparaît pas dans le texte chinois et une seule fois dans la traduction de Tsen. Dans le poème de Claudel, le « je » erre, retrouve son chemin et ainsi devient le centre du drame, ce qui va à l’encontre de l’esprit chinois qui est d’oublier le « je » au profit de la nature.

Parallèlement, Claudel dramaturge donne à son poème un caractère de mini dramaturgie. Le soleil, les oiseaux, le ruisseau : toute la nature du poème chinois a disparu et la réécriture se concentre sur le drame intime de l’interrogation intérieure. De plus, à l’opposé du poème chinois dépourvu de toute expression du temps, Claudel utilise une variété de temps : le présent, le passé composé, l’imparfait et d’une certaine façon le futur, ce qui crée une tension dramatique.

En se basant surtout sur « le sentier infini » et « Plein de délices » de la traduction de Tsen, Claudel donne à son poème un climat de mystère et de spiritualité. De la poésie chinoise, Claudel puise des morceaux qui font écho à son âme. Regard en est un autre exemple par excellence. Voici d’abord sa source d’inspiration :

PROMENADE EN BATEAU6

Sur un petit bateau, un voyageur se penche.

Au crépuscule s’élève un chant lointain.

L’homme, en souriant, cherche la lune qui se mire.

O toi, pure clarté, inonde-nous toujours de tes rayons adorés !

Ce poème montre une communication harmonieuse entre l’homme et la nature. Il s’agit d’un thème fréquent dans la poésie chinoise : la correspondance entre l’univers et l’homme, ce dernier étant enchanté par la nature.

En utilisant le rythme ample 6/9-10/7-6/8-6/4/6, Claudel parvient à nous donner une version apparemment peu éloignée du poème chinois :

REGARD7

La lune s’est levée et voici ma lampe qui s’éteint

Du fond de ce paysage abîmé il s’élève un chant lointain

L’homme a levé les yeux et là-haut regarde l’amour

« O toi, pure clarté ! pure clarté, inonde-moi toujours ! »

Dans le premier vers, nous voyons l’ajout d’une « lampe », image qui fait penser à son poème Vers d’exil : « Je n’ai plus avec moi que ta lueur vermeille, / Lampe ! je suis assis comme un homme jugé8. » La lampe qui s’éteint, c’est l’œil faisant face à l’obscurité. L’œil selon l’évangile de Matthieu, c’est la lampe du corps. Voici donc le poème qui prend d’emblée une dimension chrétienne, loin du ton bucolique du poème chinois : lorsque la lampe s’éteint, c’est la lumière de Dieu qui disparaît de l’esprit et du corps du croyant9. Ceci est confirmé par le fait que le paysage est « abîmé » dans le deuxième vers. C’est un paysage d’après la Chute, un paysage marqué par la corruption et le péché, d’où Dieu s’est retiré.

La grande distinction se trouve dans le troisième vers du poème chinois et du poème de Claudel. La version de Tsen met en scène un homme regardant la lune dans l’eau ; or, Claudel montre un homme levant les yeux pour regarder la lune dans le ciel. Pour le poète catholique, ce n’est donc pas en baissant les yeux vers l’eau, mais en les levant vers les cieux et l’amour (le Dieu chrétien est un Dieu d’amour) que l’on trouvera la clarté. Cela traduit un esprit chrétien : la lumière vient d’en haut, où se trouve la source de la lumière et non pas dans les phénomènes terrestres qui n’en sont que des reflets.

On pourrait ainsi déceler une différence fondamentale entre le poème claudélien et son « modèle » chinois : l’écriture chinoise penche pour la glorification de la nature tandis que celle du poète consacre la glorification de la chose en soi (le Bien, le Beau et le Vrai chrétiens). Par la mise en regard des deux poèmes, tout se passe comme si, pour Claudel, le poème chinois appelait à son propre dépassement grâce à la Révélation dont le poète chrétien est le vecteur.

Outre le sentier et la lune, une autre image qui touche le poète est celle de la cloche. Voici la traduction par Tsen d’un poème de Lyeou Tchang-king (709 ?-780 ?) :

APRÈS LE DÉPART DE LIN-TIE10

La forêt de bambous cache le vieux temple,

Quelques cloches lointaines résonnent dans la nuit.

Et moi, emportant le dernier rayon du soleil,

Je rentre seul dans ces montagnes bleutées.

Empreinte de mystère, cette traduction fait bien ressortir l’exotisme et l’harmonie sonore. Voyons maintenant comment Claudel la transforme :

LA NUIT BLEUE11

La forêt lentement derrière moi s’est refermée sur le dieu

J’entends la cloche derrière moi coup sur coup là-bas qui me dit adieu

J’entre, montant, descendant, et je m’enfonce peu à peu

Dans la nuit qui devient presque noire à force d’être bleue.

Gadoffre remarque à propos de ce poème : « Le mouvement du quatrain T’ang est conservé, et il y a dans l’enchaînement des images, dans la tonalité et dans le rythme, un bonheur d’expression assez rare dans les poèmes de vieillesse. On s’émerveille plus encore en comparant la version de Claudel avec celle de Tsen Tsong-ming. “La forêt de bambou cache le vieux temple”, écrit le traducteur chinois. C’est de cette phrase banale que le poète a tiré l’image dynamique de la forêt “refermée sur le dieu”, qui illumine la pensée sans la trahir12. » À juste titre, la pensée dans La Nuit bleue trahit sa source d’inspiration. En effet, Lin-Tie 灵澈, moine et poète bouddhiste, est l’ami de Lyeou Tchang-king. Après le départ de Lin-Tie exprime un détachement de l’univers prosaïque pour un retrait dans l’état zen. Dans le poème chinois, les expressions « forêt de bambous », « vieux temple », « cloches », « dernier rayon du soleil » et « montagnes bleutées » sont faites pour décrire un monde bouddhiste. Claudel simplifie « forêt de bambous » en « forêt » pour universaliser l’image de la cloche. En parallèle, les « montagnes bleutées », symboles d’une vie d’ermite, cèdent la place à la « nuit bleue ». Par quelques retouches apparemment simples, Claudel réussit ainsi à transformer l’univers du poème chinois en un univers personnel, dépouillé, mystique et presque magique.

Parmi les thèmes claudéliens, l’exil et le retour ont une importance particulière, conséquence notamment de la vie de Claudel ambassadeur, tandis que dans la poésie chinoise, le chagrin du voyageur est un thème récurrent. En lisant Cent quatrains des Thang, l’attention du voyageur-poète est ainsi retenue par deux poèmes. L’un fut écrit par Li Pin 李频 (818-876) :

SUR LE FLEUVE HAN13

Depuis combien de temps suis-je sans nouvelles de mon pays,

Plusieurs hivers, plusieurs printemps se sont évanouis !

En approchant du village chéri, mon cœur se serre de plus en plus,

Je n’ose questionner ceux qui en viennent !

L’autre est écrit par Hao Ti-chian (659-744) :

RETOUR DANS MON PAYS14

Quittant la maison tout jeune, revenant bien vieux,

Mes accents n’ont pas changé, mais hélas mes cheveux ont blanchi,

Sans me reconnaître, les enfants me regardent,

Et me demandent en souriant : « D’où venez-vous, voyageur ? »

Le poème de Li Pin est célèbre parce qu’il exprime de manière juste les sentiments d’un voyageur revenant au pays. Comme il n’a plus eu de nouvelles de sa famille depuis longtemps, il a très envie d’en prendre ; mais en même temps, il a très peur qu’elles ne soient mauvaises. Ainsi, il hésite et n’ose pas questionner ses compatriotes. Cependant, pour Claudel, déraciné, les pensées à propos du retour montrent un autre visage : le retour dans sa famille ne représente pas un vrai retour. Recourant à la troisième personne, il confie dans Pensée en mer daté de 1896 :

Servante, suspends seulement le manteau de voyage et ne l’emporte point. De nouveau, il faudra partir ! À la table de famille le voici qui se rassied, convive suspect et précaire. Mais, parents, non ! Ce passant que vous avez accueilli, les oreilles pleines du fracas des trains et de la clameur de la mer, oscillant, comme un homme qui rêve, du profond mouvement qu’il sent encore sous ses pieds et qui va le remporter, n’est plus le même homme que vous conduisîtes au quai fatal. La séparation a eu lieu, et l’exil où il est entré le suit15.

Ayant cette vision différente du retour, Claudel remaniera ainsi le poème de Li Pin :

LE RETOUR I16

Combien de temps, mon Dieu, depuis que je suis parti !

Que de printemps épanouis sans nouvelles ! que d’automnes évanouis !

Maintenant je suis de retour, je reconnais mon pays…

Père, me reconnaissez-vous ? – Qui est-ce ? – Mère, me reconnaissez-vous ?

– C’est lui !

Ce travail de réécriture est animé telle une scène de théâtre, avec des effets de rythme et de rimes qui font bien ressortir le sentiment du retour chez un exilé. Ce poème fait penser au retour d’Anne Vercors dans L’Annonce faite à Marie, surtout pour l’utilisation du verbe « reconnaître » :

Je reconnais la vieille salle, rien n’est changé.

[…]

Je suis comme la bête qui flaire de tous côtés et qui reconnaît son gîte et son nid.

Salut, maison ! C’est moi. […]17

Mais à côté de cette sensation du reconnaître, nous trouvons aussi un sentiment opposé : celui de se sentir étranger. Dans Pensée en mer, Claudel explique : « C’est ce qui rend le retour plus triste qu’un départ. Le voyageur rentre chez lui comme un hôte ; il est étranger à tout, et tout lui est étrange18. » C’est la raison pour laquelle, dans la version claudélienne, l’exilé questionne ses parents : « me reconnaissez-vous ? ». Il semble être le même homme aux yeux de ses parents, mais en fait, il ne l’est plus. L’exil où il est entré le suit, cet exilé est devenu un déraciné même dans son pays natal.

Dans le poème de Hao Ti-chian, le poète a quitté son pays pendant longtemps. Quand il revient, il est devenu étranger aux yeux des enfants. L’interrogation des enfants évoque en lui des sentiments complexes mais le poète les confie au vide dans son poème. Ce poème chinois trouve certainement un écho chez Claudel. Sans retenir ses émotions, il le réécrit d’une manière différente :

LE RETOUR II19

C’est moi, je n’ai pas changé ! « Dis, d’où viens-tu, voyageur ? »

Pourquoi me regarder ainsi ? Je suis pareil et le même

Pourquoi ces visages nouveaux et pas un parmi vous de ceux que j’aime ?

Les gens interdits se regardent : « Dis, d’où viens-tu, voyageur ? »

Dans le poème de Hao Ti-chian, le poète enterre son chagrin à une telle profondeur qu’il ne saurait guère l’exprimer. En revanche, Claudel exprime sa douleur directement et avec vivacité. Le dramaturge-poète a dramatisé le poème chinois et l’a rendu très vivant.

Remarquons que dans la réécriture de Claudel le sentiment de l’exilé pour qui « tout lui est étrange », est aussi accentué par l’ajout suivant : « Pourquoi ces visages nouveaux et pas un parmi vous de ceux que j’aime ? » Si le poème chinois se concentre sur un seul sens, celui qui veut que l’exilé soit considéré comme un étranger dans son propre pays, la version claudélienne élargit celui-ci à deux sens : l’exilé lui-même ne voit également que des étrangers.

La description d’un univers mystérieux se trouve déjà dans Autres poèmes d’après le chinois. Claudel semble découvrir une forme de fantaisie dans la poésie chinoise et avec l’apport de son imagination cet univers féerique occupe également une place importante dans ses Poèmes d’après le chinois. Un des poèmes les plus connus de Wang Wei est Source de chants des oiseaux :

SOURCE DE CHANTS DES OISEAUX20

Des fleurs tombent dans la solitude,

Par cette nuit silencieuse les montagnes semblent inhabitées.

Doucement, la lune paraît derrière les branches ; les oiseaux étonnés

Croient voir l’aurore et mêlent leurs chants aux murmures du ruisseau.

Partant de l’univers que cette traduction évoque, Claudel s’imagine ramant tout seul sur une vieille barque :

L’ORCHESTRE AU FOND DE L’EAU21

Je regagne ma vieille barque décrépite je rame contre le dur courant

Derrière moi le ciel rouge et le reflet dans l’eau de l’immense ville illuminée

C’est un délice d’être seul je ne fais qu’un avec le bateau qui craque et bouge

Et j’entends par moments sous moi le murmure des orchestres entremêlés.

Dans cette réécriture, la première image à saisir est celle de la « barque » ou du « bateau ». Cette image est très présente dans l’œuvre claudélienne, par exemple dans La Muse qui est la grâce où la mer est comparée à une barque22 et dans Le Soulier de satin qui comporte des scènes avec des bateaux sur la mer. S’agissant de L’Orchestre au fond de l’eau, deux questions se posent : que signifie l’expression « je ne fais qu’un avec le bateau » et pourquoi la barque est-elle « vieille » et « décrépite » et le bateau « craque et bouge »-t-il ?

Depuis les origines, les chrétiens sont « embarqués » (montés dans une barque) qui doit les mener vers la vie après la mort. La conversion vers la vie près de Dieu est souvent comparée à un voyage, et souvent un voyage sur l’eau. L’Orchestre au fond de l’eau montre ainsi une identification de Claudel à la barque. Cette dernière, c’est sa vie même en tant que voyage vers la vie après la mort auprès de Dieu. Mais ce voyage est toujours menacé : la barque peut chavirer. L’homme est un être déchu (d’après la Chute) et son embarcation, qui est sa vie même est nécessairement abîmée par le péché et toujours menacée de naufrage. C’est sans doute la raison pour laquelle dans l’œuvre claudélienne la barque est souvent décrite par des termes comme « trouée23 », « vieille », « décrépite », « craque » etc.

Il est à noter aussi que ce poème fait écho aux deux poèmes de Cent phrases pour éventails :

Et quand je ferme les yeux, je n’entends plus que la seule rumeur du torrent24.

Le ruisseau devant et derrière moi, je cause à la fois avec tous les moments de sa vie25.

Dans Connaissance du temps, Claudel écrit : « à toute heure de la Terre il est toutes les heures à la fois ; à chaque saison, toutes les saisons ensemble26. » Certes, la temporalité signifie souvent la rupture : « Le destin de ceux qui pensent au futur est d’abandonner le passé et de renoncer au présent27 ». Mais pour Claudel, c’est la continuité du temps qui importe : « Le passé est une incantation de la chose à venir, sa nécessaire différence génératrice, la somme sans cesse croissante des conditions du futur28. »

Le travail de réécriture étant imprégné d’une couleur toute claudélienne, vient maintenant la question suivante : quel rapport entre le poème de Wang Wei et la version de Claudel ? En effet, ce qui touche Claudel dans le poème chinois est probablement l’image des chants d’oiseaux mêlés aux murmures du ruisseau qui évoque « le murmure des orchestres entremêlés » chez le poète. Le paysage décrit par Wang Wei attire l’attention de Claudel et lui donne envie d’y faire un voyage avec sa « vieille barque ». Il semble que la réécriture de Claudel est la suite du poème chinois. Si nous mettons ces deux poèmes ensemble, ils forment un autre poème :

Des fleurs tombent dans la solitude,

Par cette nuit silencieuse les montagnes semblent inhabitées.

Doucement, la lune paraît derrière les branches ; les oiseaux étonnés

Croient voir l’aurore et mêlent leurs chants aux murmures du ruisseau.

Je regagne ma vieille barque décrépite je rame contre le dur courant

Derrière moi le ciel rouge et le reflet dans l’eau de l’immense ville illuminée

C’est un délice d’être seul je ne fais qu’un avec le bateau qui craque et bouge

Et j’entends par moments sous moi le murmure des orchestres entremêlés.

Remarquons d’ailleurs que la réécriture de Claudel est très créative avec un bel accord de sons, de couleurs et de luminosié.

À travers Petits poèmes d’après le chinois, nous constatons que l’originalité des réécritures de Claudel se manifeste justement dans son caractère réfractaire à l’original. Ces réécritures sont révélatrices de l’âme et l’univers claudéliens.

 

Yu WANG

 

 

 


1. Gadoffre, Claudel et l’univers chinois, Paris, Gallimard, 1968, p. 324.
2. Boisguérin, René, Fleurs de printemps et lune d’automne, Paris, l’Asiathèque, 1985, p. 5 : « En Chine, ce qui frappe le voyageur, c’est le contact étroit de l’homme avec la nature qui l’entoure. L’arbre, le feu, le vent, l’eau, la montagne, les saisons, tout fait partie de l’univers immédiat de chaque individu, et est ressenti comme tel. »
3. Tsen, Tsonming, Rêve d’une nuit d’hiver : Cent quatrains des Thang, Lyon, J. Desvignes ; Paris, E. Leroux, 1927, p. 15.
4. Claudel, Paul, « Lettre-préface sur l’Annam », in Œuvres complètes de Paul Claudel, t. IV : « Extrême-Orient », Paris, Gallimard, 1952, p. 386.
5. Claudel, Paul, « Petits poèmes d’après le chinois », in Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, p. 937.
6Cent quatrains des Thang, op. cit., p. 20.
7. Claudel, Paul, « Petits poèmes d’après le chinois », op. cit., p. 929.
8. Claudel, Paul, Connaissance de l’Est, précédé de Premiers vers, Vers d’exil, Paris, Mercure de France, 1960, p. 27.
9Cf. Matthieu 6.22 : « L’œil est la lampe du corps. Si ton œil est en bon état, tout ton corps sera éclairé ; mais si ton œil est en mauvais état, tout ton corps sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! »
10. Cent quatrains des Thang, op. cit., p. 67.
11. Claudel, « Petits poèmes d’après le chinois », op. cit., p. 931.
12. Gadoffre, Claudel et l’univers chinois, op. cit., p. 326.
13. Cent quatrains des Thang, op. cit., p. 104.
14. Ibid., p. 40.
15. Claudel, Connaissance de l’Est, Paris, Gallimard, 1974, p. 46.
16. Claudel, « Petits poèmes d’après le chinois », op. cit., p. 925.
17. Claudel, Paul, L’Annonce faite à Marie, Paris, Gallimard, 1940, p. 164.
18. Claudel, Connaissance de l’Est, op. cit., p. 46.
19. Claudel, Paul, « Petits poèmes d’après le chinois », op. cit., p. 925.
20. Cent quatrains des Thang, op. cit., p. 35.
21. Claudel, « Petits poèmes d’après le chinois », op. cit., p. 937.
22. Claudel, Paul, Cinq grandes odes, Paris, éditions de la « Nouvelle Revue Française », 1913, quatrième ode, p. 117 : « Encore ! encore la mer qui revient me rechercher comme une barque, / La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui me lève et remue de mon ber comme une galère allégée, / Comme une barque qui ne tient plus qu’à sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez à son piquet, […] »
23. Claudel, Paul, « Dodoitzu », in Œuvre poétique, op. cit., p. 759.
24. Claudel, Œuvres complètes de Paul Claudel, t. IV : « Extrême Orient », op. cit., p. 178.
25. Ibid.
26. Claudel, Paul, Art poétique, Paris, Mercure de France, 1907, p. 37.
27. Bunkichi, Fujimori, « Introduction », in Romans et nouvelles de Kawabata, Paris, Librairie générale française, 1997, p. 12.
28. Claudel, Paul, Art poétique, op. cit., p. 40.