Bulletin de la Société Paul Claudel, n°228

Sommaire

Pascal Lécroart
Paul Claudel dans le fonds d’archives Ida Rubinstein de la Bibliothèque du Congrès de Washington / Paul Claudel in the Ida Rubenstein archival fonds of the Library of Congress, Washington, D.C, 9

Graciane Laussucq Dhiriart
Correspondance Paul Claudel-René Bazin /Correspondence between Paul Claudel and René Bazin, 55

EN MARGE DES LIVRES ET THÈSE

Dominique Millet-Gérard, Le Verbe et la Voix.
Vinq-cinq études en hommage à Paul Claudel
(Graciane Laussucq Dhiriart), 87

Flaminia Morandi, Paul Claudel. Un amore folle per Dio (Agnese Bezzera), 89

Le « livre (typo)graphique », 1890 à nos jours : un objet littéraire et éditorial innommé. Identification critique et pratique (Sophie Lesiewicz), 90

ACTUALITÉS

La création du Soulier de satin en scène et sur les ondes (Joël Huthwohl), 95

« Un classique toujours d’avant-garde. Réflexions autour de Cent phrases pour éventails de Paul Claudel ». Colloque du 5 février 2019 à la Maison de la Culture du Japon à Paris (Dominique Palmé), 99

Pierre Brunel
Nécrologie. Hommage à Charles Galpérine, 103

Résumés/Abstracts, 107

 

La création du Soulier de satin en scène et sur les ondes

Une « journée particulière » à la Comédie-Française

La Comédie-Française offre chaque saison à son public un cycle de lectures autour des temps forts qui ont marqué son histoire intitulé les « Journées particulières ». Agathe Sanjuan, conservatrice-archiviste de la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, à l’origine de cette passionnante initiative lancée en 2015, invite les spectateurs à découvrir ou redécouvrir le répertoire de la Maison de Molière, ses grandes figures et ses grandes dates. À chaque rendez-vous, les comédiens prêtent leur voix et leur talent à ce voyage dans le temps et font revivre l’espace d’un après-midi le patrimoine de ce théâtre séculaire. Pour ouvrir le cycle 2018-2019, Agathe Sanjuan a choisi d’explorer les conditions de la création du Soulier de satin. La séance a eu lieu le 9 février dernier au Théâtre du Vieux-Colombier. Didier Sandre, inoubliable Don Rodrigue dans la mise en scène du Soulier de satin d’Antoine Vitez, a assuré la conception artistique de cette lecture de près de deux heures, durée inhabituelle à la mesure de l’ampleur de la pièce.

Le premier enjeu d’un tel projet est de redonner le contexte historique, national et particulier, de la création, cette dernière ayant eu lieu le 27 novembre 1943 alors que la France était occupée par la puissance nazie. Le rôle de l’historienne était dévolu, comme il se doit, à la conservatrice-archiviste, excellente pédagogue, assise à un grand bureau appartenant au décor des Oubliés, pièce alors à l’affiche du théâtre dont la scénographie a permis à cette «Journée particulière » de bénéficier d’un dispositif bi-frontal propice à faire entrer les spectateurs dans le vif de l’événement. Ce regard historique indispensable était prolongé avec pertinence par des images d’archives montrant Paris à l’époque et par la lecture de textes tirés des richesses de la Bibliothèque-Musée notamment le compte rendu de la réunion du Comité de lecture du 28 décembre 1942 au cours de laquelle Le Soulier de satin a été accepté par les sociétaires. À travers l’évocation des tribulations de l’œuvre dans les instances de la Comédie-Française, le spectateur pouvait ainsi mesurer les rapports de pouvoir entre les comédiens et l’administrateur, Jean-Louis Vaudoyer, avec en arrière-plan les contraintes qui pesaient sur le monde des spectacles soumis au couvre-feu et à la censure. Alain Lenglet, qui prenait le relais de certains commentaires historiques, prêtait avec justesse sa voix à l’administrateur, homme de lettres sincèrement conquis par l’œuvre de Claudel et homme de pouvoir devant composer avec les forces en présence.

Le fil historique de cette création croise celui des relations entre l’auteur et le metteur en scène, Jean-Louis Barrault. L’un étant à Paris en zone occupée, l’autre à Brangues en zone libre, les communications étaient malaisées, elles passaient par des courriers entre les deux hommes, et avec l’administrateur. Correspondance qui témoigne de la flamme inextinguible de Barrault pour l’œuvre, de l’âpreté des négociations avec le Français et de l’intérêt concret et passionné de Claudel pour la mise en scène. Parmi ces lettres, la « relique » la plus précieuse est sans doute la lettre d’acceptation de Claudel donnée à Barrault déchirée par les Allemands dans le train de retour à Paris et dont le jeune metteur en scène a soigneusement ramassé tous les morceaux. Elle est aujourd’hui conservée à la Comédie-Française. Barrault raconte l’épisode dans les Souvenirs pour demain qui complétaient les lettres et permettaient ainsi aux spectateurs de suivre les épisodes qui menèrent jusqu’au jour de la première. L’interprétation généreuse et enthousiaste de Jean-Louis Barrault par Loïc Corbery rendait parfaitement ce mouvement d’impatience et d’exaltation qui précéda la création. Les lettres de Claudel étaient lues par Nazim Boudjenah avec la vigueur et l’opiniâtreté adéquates.

Il n’était cependant pas le seul à incarner le poète dans cette lecture qui, si elle s’employait à relater des événements, voulait donner aussi à entendre les propos de l’auteur. Bruno Raffaëli répondit pour lui avec une sincérité confondante et plongea le public dans la genèse du texte et dans les émotions ressenties par Claudel au moment de la création. Il était notamment interviewé par Danièle Lebrun (Jean Amrouche) avec une malice qui frisait l’insolence pour le plus grand plaisir du spectateur. Elle poursuivit dans cette veine joyeuse en prenant à son tour la parole pour Claudel dans la leçon de diction adressée par le poète à Mary Marquet pour le rôle de l’ange-gardien. Une telle lecture aurait manquée sa cible si le texte même du Soulier de satin en avait été totalement exclu. Choisir un extrait, c’était, toutes choses égales par ailleurs, se retrouver dans la position de Barrault devant réduire les quatre Journées d’une durée de huit heures en trois de cinq heures maximum. Didier Sandre avait choisi plusieurs voies pour répondre à ce dilemme. La lecture commença comme la pièce, dans un désordre délicieux de répliques et d’allées et venues qui précédait la prise de parole de l’Annoncier. On retrouva plus loin la scène de l’Ombre double, dans la version d’Antoine Vitez diffusée sur écran. Dans la dernière partie du spectacle, la vague puissante du texte l’emporta et recouvrit les circonstances historiques. Bruno Raffaëlli et Nazim Boudjenah interprétèrent avec maestria la scène entre Don Léopold Auguste et Don Fernand, époustouflant mariage de comique et de lyrisme.

En guise d’épilogue, Sylvia Bergé lut la lettre d’un spectateur de 1944 faisant le récit de sa matinée passée à faire la queue pour avoir des billets pour Le Soulier de satin en butte aux admonestations des gardiens de la paix contre les files d’attente et à la bousculade générale des spectateurs impatients d’avoir des billets. À l’issue d’une telle traversée, le public d’aujourd’hui rêvait lui aussi de décrocher une place pour ce spectacle hors du commun.

Les actes de la mémoire sur France-Culture

La fascination pour la création du Soulier de satin a par ailleurs suscité une émission radiophonique proposée par le dramaturge et metteur en scène Jean-Pierre Jourdain, proche comme Didier Sandre d’Antoine Vitez, dans la série de ses « Actes de la mémoire », dont les premiers rendez-vous étaient consacrés au Regard du Sourd de Robert Wilson, à l’aventure du Living Theatre et au Prince de Hombourg mis en scène par Jean Vilar. L’ambition de cette série est de faire revivre ces grands moments de l’histoire du théâtre. La réalisation du Soulier de satin était assurée par Véronique Lamendour. La diffusion a eu lieu le 10 mars 2019 sur les ondes de France-Culture et est disponible en podcast.

L’émission commence, comme la « Journée particulière », par un extrait du début de la pièce, avec la diffusion de l’enregistrement de la création, archive étonnante où en contre-point de la voix de l’Annoncier joué par Pierre Dux, on entend un commentateur détailler les déplacements des acteurs et les changements de décors. L’auditeur retrouve ensuite à plusieurs reprises cette captation ce qui donne une cohérence sonore et musicale à l’ensemble et évoque avec justesse l’atmosphère de l’époque. Elle est complétée ponctuellement par d’autres archives comme des déclarations de Pétain et de Laval ou encore une chanson de l’époque évoquant l’effervescence des scènes parisiennes. Jean-Pierre Jourdain, questionné par la comédienne Dominique Michel, nous plonge ainsi de manière vivante et parfaitement documentée dans la vie des spectacles à Paris sous l’Occupation. Soulignant les rapports tendus et souvent ambigus que le monde des théâtres entretenait avec l’occupant, il rappelle d’emblée la lettre de Paul Claudel au grand rabbin Isaïe Schwartz le 25 décembre 1941 pour « tordre le cou aux soupçons d’un Claudel antisémite et collaborationniste ».

Le propos se concentre ensuite sur le trio Claudel, Barrault et Vaudoyer. Une part importante est faite à la personnalité de Jean-Louis Barrault, à ses premiers pas chez Dullin, à son compagnonnage avec le mime Étienne Decroux, à sa fougue et à son audace de jeune saltimbanque et à sa rencontre avec le poète et diplomate Paul Claudel si profonde, si féconde et si joyeuse. Barrault dira de leur première conversation qu’elle a été pour lui « le plus formidable des tours de manivelle » Le récit est illustré avec bonheur par de larges extraits des Souvenirs pour demain lus par Denis Podalydès, qui ne cache pas son admiration inconditionnelle pour son prédécesseur. Joignant au récit historique une analyse des enjeux de la pièce, Jean-Pierre Jourdain souligne à quel point Le Soulier de satin était un antidote puissant contre la morosité de l’époque et le défaitisme. Il rappelle cette phrase de l’auteur : « Du côté où il y a plus de joie c’est là qu’il y a plus de vérité » et en voit la parfaite illustration d’une œuvre où l’énergie déborde le texte, où la poésie est toute-puissante, où le charnel, le divin et le burlesque forment un mélange explosif. La conclusion inattendue de cette proposition radiophonique est la mise en parallèle du Soulier de satin avec le film Les Enfants du paradis. Outre la concomitance des deux œuvres et la double présence de Barrault apparaissent des similitudes de structures tout à fait frappantes. De Prouhèze à Garance, il n’y aurait qu’un pas. Pour s’en convaincre, il suffit de se mettre à l’écoute du récit enjoué et captivant de Jean-Pierre Jourdain pour France-Culture.

 

Joël Huthwohl