Bulletin de la Société Paul Claudel, n°229

Sommaire

Catherine Mayaux et Marie-Victoire Nantet
Avant-propos / Foreword, 9

Florian Michel et Claude-Pierre Perez
Correspondance Étienne Gilson-Paul Claudel /
Correspondence between Étienne Gilson and Paul Claudel, 11

Natacha Galpérine
Charles Galpérine et « Les Grandes Amitiés » /
Charles Galpérine and Les Grandes Amitiés, 27

Entretien avec Alain Badiou à propos de Paul Claudel /
Interview with Alain Badiou on Paul Claudel, 43

ÉTUDE / STUDY

Michel Lioure
Claudel et la mondialisation /
Claudel and globalization, 53

NOTES / NOTES

Marie-Madeleine Mervant-Roux
Claudel réécouté par le projet ECHO.
Une œuvre fondatrice de l’auralité théâtrale moderne /
Claudel heard again through the project ECHO.
A founding work of modern theatrical aurality,
67

Jean-Baptiste Baronian
Claudel à Louvain /
Claudel in Louvain, 75

EN MARGE DES LIVRES / BOOK REVIEWS

François Regnault, Claudel avec Lacan.
Petit guide du théâtre de Paul Claudel
(Catherine Mayaux), 79

L’Oiseau noir, no XX, (Michel Wasserman), 80

ACTUALITÉS / NEWS

Catherine Mayaux
Nouvelles Rencontres de Brangues /
The Nouvelles Rencontres de Brangues, 87

Résumés/Abstracts, 91

 

Entretien avec Alain Badiou à propos de Paul Claudel

Bulletin de la Société Paul claudel : Quel rôle Claudel a-t-il eu dans l’écriture de certaines de vos œuvres ? Dans quelle mesure a-t-il pu jouer le rôle d’un déclencheur de votre écriture ou de votre réflexion ?

Alain Badiou : Pour tout ce qui relève de mon œuvre proprement théâtrale, Claudel est décisif. Il l’est par le lien serré qu’il maintient entre les péripéties de l’existence, la situation historique, l’importance de l’amour et le travail de la pensée, de la croyance, de la vision du monde. Il l’est par le style, toujours relevé par la recherche syntaxique et lexicale, par une rythmique du phrasé toujours reconnaissable, mais qui est aussi très varié, capable d’aller du plus intense lyrisme au comique le plus débridé.

Cette influence s’étend au roman, surtout s’agissant de mes deux premiers livres, Almagestes (1964) et Portulans (1969), où l’amplitude des phrases et l’étendue des périodes rappellent le jeune Claudel, celui notamment de Tête d’Or. Pour la philosophie proprement dite, c’est autre chose. Je crois que, comme Claudel dans ses essais les plus théo- riques, je cherche surtout à être clair, même quand je suis difficile, et à faire entendre non seulement l’idée, mais la conviction qui la porte. Enfin, dans les essais politiques, je mets une vigueur, une certitude, qui elles aussi appartiennent au Claudel que je considère comme un loyal combattant de sa croyance, à ses risques et périls.

BSPC : Quels personnages vous paraissent remarquables dans le théâtre de Claudel ? Auxquels êtes-vous attaché ?

A. B. : Sur ce point, on change en vieillissant… J’ai admiré dans ma jeunesse la force épique de Tête d’Or, la complexité historique du sombre Turelure, ou la passion subtilement orgueilleuse d’Ysé. Mais aujourd’hui, je suis plutôt du côté des femmes qui arrivent à conjoindre leur sin- gularité à la mission, de portée universelle, que Dieu – ce personnage aussi décisif qu’absent de toute représentation – leur a confiée, de Lâla dans La Ville à Prouhèze dans Le Soulier de satin. Voire aussi la Jeanne d’Arc de Jeanne au bûcher.

BSPC : Claudel est-il à vos yeux un écrivain politique ?

A. B. : Si l’on entend par «politique» tout ce qui relève de la capacité des hommes à infléchir leur destin collectif, je réponds «oui», sans hésiter. Bien entendu, ce destin, pour Claudel, se fait essentiellement sous le regard de Dieu, et la force personnelle qu’il faut mobiliser pour y intervenir est en dernier ressort la foi. Mais enfin, la question de ce qu’il importe de choisir pour que votre singularité puisse être en accord avec ce que Dieu demande à ses créatures est tout à fait centrale dans l’œuvre de Claudel. De même pour moi, il n’y a politique qu’autant qu’une idée, une grande Idée, permet aux hommes de conjoindre activement leurs différences au service d’une humanité réconciliée. Je reconnais donc Claudel comme un écrivain, un penseur, politique au sens le plus large du mot.

BSPC : Pensez-vous avoir une même conception de la justice ?

A. B. : C’est déjà beaucoup, par les temps qui courent, dominés par l’individualisme, la concurrence et la distinction fondamentale entre gagnants et perdants, d’avoir, tout simplement, une conception de la justice. Je rappelle souvent, du fond même de mon incroyance, que «catholique» vient du grec katholikos, qui signifie «universel » ou «pour tous ». Claudel avait certes une expérience personnelle des différences de classe, et était sur ce point plutôt conservateur. Mais son œuvre est portée par l’universalité du message divin, et par la conviction que la justice de Dieu ne fait pas acception des hiérarchies terrestres dans son jugement final, même si elle les a voulues. Ma vision de la justice consiste au fond à affirmer que le tribunal du «pour tous », de l’égalité, du vrai «catholicisme» en son sens étymologique, est de bout en bout un drame terrestre.

C’est du reste bien ce qu’ont affirmé tant les prêtres ouvriers des années cinquante que la théologie de la libération des années soixante. Claudel pensait de même, certes pas en tant qu’activiste politique, mais en tant qu’artiste d’un théâtre épique.

BSPC : Dans votre conception de la division du travail dans une société (Jour 4 de La République de Platon), quelle place réservez-vous au prêtre (si vous lui réservez une place) ?

A. B. : On peut tenter, oui, on le peut, une comparaison entre le prêtre et le militant communiste. J’ai moi-même remarqué, dans mon livre sur saint Paul, que le but de cet apôtre est bel et bien de constituer, dans tout l’Empire romain, un ensemble d’activistes (en définitive, histori- quement, les prêtres) chargé de faire connaître à toutes les populations sans exception et à toutes les classes de la société, y compris les femmes et les esclaves (toujours le «pour tous »), un événement fondateur, nom- mément la résurrection du Christ, qui peut et doit changer leur pensée et leur façon de vivre.

À un niveau certes purement formel, on peut soutenir que le mili- tant, de même, doit faire connaître à tous, surtout aux prolétaires et à leurs amis intellectuels, et la pensée politique fondatrice (Marx et tous les autres), et les expériences révolutionnaires, même vaincues (de la Commune de Paris à la Révolution culturelle en Chine), de façon à ce qu’ils puissent animer les mouvements sociaux dans la direction d’une émancipation de l’humanité tout entière.

Je note au passage que, tant dans l’histoire de l’Église que dans celle des partis communistes, on a vu que la venue au pouvoir créait le risque majeur d’une corruption, d’un abandon de la foi primordiale et de son désintéressement universaliste au profit d’une occupation des places sociales dominantes. Il est alors possible de comparer l’empereur Constantin, qui fait du christianisme l’idéologie dominante (et obliga- toire…) dans l’Empire, et Joseph Staline, qui fait du marxisme-léninisme l’idéologie obligatoire de la Russie soviétique. Dans les deux cas, le « pour tous » universaliste et égalitaire est largement oublié.

BSPC : Qu’est-ce que pour vous l’« échange » ?

A. B. : L’échange est la métaphore qui représente la loi intime des sociétés modernes, livrées au capitalisme et à la souveraineté de l’argent : au lieu d’être inspirées par la passion de l’Autre, l’amour spiritualisé, l’égalité dans la foi, les relations entre les membres de ces sociétés obéissent aux lois économiques, dominées par ce que Marx nomme, avec les théoriciens anglais, la «valeur d’échange ». Mobilisé par son observation attentive de la société américaine, Claudel a vu et mis en scène des rapports interpersonnels dont la «mesure » ultime se fait en termes de gain et de perte, de bénéfice et de faillite, d’échange égal ou inégal. Il a ainsi pris la mesure des obstacles que de telles sociétés opposent au « pour tous » de la justice divine.

BSPC : Dans le «feuilleton philosophique » qu’est La République de Platon, vous recourez à la forme du dialogue platonicien, en la sous-tendant parfois d’ironie, mais avec un souci de didactisme lorsque vous cherchez à préciser le sens des mots. Vous sentez-vous une parenté formelle avec Claudel qui recourt au genre de la conversation, ou bien à des formes d’exégèses dialoguées ?

A. B. : Oui, sans aucun doute. Les conversations, les dialogues, et finalement un style théâtral, sont autant de formes remarquables que Claudel impose à la tradition essayiste française. On ne voit guère, comme ancêtre vraiment notoire de cette façon de faire, que Diderot. J’ai essayé de me rapprocher de ce style dans ma translation de Platon, d’y faire vivre un vrai dialogue, ce pour quoi, du reste, j’ai dû inventer et injecter un personnage féminin, afin que, sur ce point au moins, s’esquisse un « pour tous ».

BSPC : Le théâtre a-t-il un rôle politique dans la cité à vos yeux? Peut-il proposer le modèle d’une dialectique de la parole ? une catharsis ?

A. B. : Le théâtre est d’emblée quasi politique, parce que d’abord il est souvent, notamment en France, une institution de l’État – voyez la Comédie-Française, et tous les théâtre nationaux –, ensuite parce qu’il rassemble les gens pour les prendre à témoin d’un problème de la vie, personnelle ou collective. Mais tout cela est en définitive filtré par l’attention personnelle du spectateur. Même le théâtre militant de Brecht ne peut parvenir à imposer une conviction, il laisse au spectateur la puissance du jugement, distribue les arguments, favorise en sous- main une vision du monde… Tout cela n’est ni modèle, ni uniquement catharsis. Je pense qu’il s’agit plutôt d’une éducation concernant les différentes strates de l’expérience humaine. J’aime la formule de Vitez :

« le théâtre tente d’éclairer l’inextricable vie ».

BSPC : Claudel aimait le théâtre antique grec, celui d’Eschyle en particulier dont il a très tôt traduit l’Agamemnon. Mais il a aussi beaucoup remis en question les modèles antiques (et païens) comme le classicisme. Quelle est votre position par rapport à l’Antiquité, son modèle politique (démocratie athénienne), mais aussi littéraire et philosophique ?

A. B. : Je pense que la puissance des tragédies grecques, comme celle des comédies (ma pièce Les Citrouilles suit le fil de la pièce d’Aristophane Les Grenouilles), transcende les modèles formels du classicisme. Ces modèles proviennent bien davantage de l’esthétique d’Aristote, du théâtre romain, et des théoriciens académiques du xviie siècle. Si on se met devant le texte nu des tragédies, tout spécialement celles d’Eschyle ou de Sophocle, on peut y entendre une musique très différente de celle dont Boileau veut nous convaincre qu’elle est un modèle insurpassable. Que cette musique puisse consonner avec le christianisme violent de Claudel comme avec la prosopopée révolutionnaire indique un au-delà de la tradition scolaire « humaniste », comme aussi de la tradition politique « démocratique ».

BSPC : En 1972, vous commencez L’Écharpe rouge qui paraît en 1979 aux éditions Maspéro. Qu’advient-il de l’enjeu chrétien du salut, moteur du Soulier de satin, dans votre drame communiste ?

A. B. : Vous savez, bien sûr, que pour Claudel, sur l’arrière-plan de la conquête du monde par les Européens – et de la mondialisation du message chrétien –, le Soulier de satin raconte une histoire personnelle cruciale : la rencontre de la Femme, proposée à l’homme par Dieu en tant qu’épreuve personnelle décisive au regard des conditions du salut de son âme. L’Écharpe rouge, sur l’arrière-plan des actions révolutionnaires du communisme mondial, raconte aussi l’épreuve cruciale qui oppose un frère et une sœur à propos du salut possible de l’hypothèse communiste, compte tenu de ses divisions internes violentes. À l’arrière-plan, il y a ma propre expérience, où ce que mes camarades et moi tirions de l’expérience maoïste venait contredire la bonne conscience du parti communiste officiel, et questionner sérieusement l’héritage stalinien. Après tout, il s’agit, dans les deux cas, du salut de l’Idée dès lors qu’elle doit se confronter aux tumultes collectifs, aux contradictions idéologiques, et aux avatars de la vie personnelle.

BSPC : Claire et Prouhèze, Antoine et Camille, Simon et Rodrigue, si le trio de L’Écharpe rouge répond bien à celui du Soulier de satin, qu’est-ce qui se transmet, et qu’est-ce qui se transforme, des uns aux autres ?

A. B. : C’est l’entrelacs mouvant des relations initiales que je tente de transposer d’un texte à l’autre, plutôt que leur contenu explicite. C’est ainsi que ce qui sépare Rodrigue et Prouhèze porte sur la persistance de l’amour, tandis que la relation de Claire et de Simon relève des liens fami- liaux. De même, le lien entre Claire et Antoine reste fondamentalement ambigu, mais d’une ambiguïté déplacée au regard du lien matrimonial entre Prouhèze et Camille. J’ai voulu que la différence flagrante du « moteur » idéologique général (catholicisme versus communisme) soit en quelque sorte filtrée par des relations dont les structures peuvent être comparées, mais jamais strictement identifiées.

BSPC : Dans sa belle introduction à L’Incident d’Antioche (1987), Kenneth Reinhard nous invite à penser que votre tragédie en trois actes « force » La Ville de Claudel dont elle est inspirée, cherchant à y découvrir « des matériaux pour de nouvelles possibilités théâtrales et de nouvelles idées politiques ». Pouvez-vous développer cette idée ?

A. B. : Je crois que mon ami Ken, découvrant de façon simultanée la pièce de Claudel et la mienne, a vu dans leur correspondance des choses que je n’y avais pas mises de façon consciente, mais qui s’y trouvaient bel et bien. Il a raison de dire que le passage d’une pièce à l’autre, alors même que je suis, presque ligne à ligne, les versets de Claudel, est moins une imitation qu’un «forçage» : une manière de «forcer» le texte de Claudel à dire autre chose que ce qu’il dit, mais de l’intérieur d’une imitation formelle cohérente. Est-ce vraiment différent, après tout, de la manière dont Corneille ou Racine traitaient les tragédies grecques ou latines?

BSPC : Dans Les Citrouilles (Actes Sud, 1996), Brecht et Claudel, ces deux géants sont mis en compétition. Chacun défend sa conception du théâtre. Le subtil Ahmed se refuse à trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Et vous? Tenez-vous toujours la balance égale ? N’avez-vous pas une préférence secrète ?

A. B. : Commençons par rappeler que l’influence française est considérable dans l’œuvre de Brecht. Rimbaud, évidemment. Mais Brecht savait aussi, et disait, que Claudel était un remarquable dramaturge. L’opposition que je monte entre eux deux dans Les Citrouilles est donc dans mon esprit une opposition d’autant plus vigoureuse qu’elle opère entre égaux. Au demeurant, le troisième terme, Pirandello, est aussi considéré, dans ma pièce, comme appartenant aux sommets de l’art de la scène. À partir de là, disons que je suis évidemment, hors scène, dans les combats politiques du moment actuel, plus proche du communiste révolutionnaire Brecht que du catholique conservateur Claudel. Seulement, dans ma théorie des quatre procédures de vérité (science, arts, politique et amour), ces procédures sont fondamentalement indépendantes les unes des autres, si même elles tissent entre elles de nombreux liens. Et si je considère l’art du théâtre au xxe siècle, je ne dirai pas, non, je ne dirai vraiment pas que Brecht est un écrivain de théâtre supérieur à Claudel. Cela n’aurait à vrai dire aucun sens pour moi. Je les prends tous les deux, et Pirandello avec eux !

BSPC : Ahmed « claudélise », qu’est-ce à dire ? Peut-on lui en faire le reproche ? Bref, « claudéliser » est-ce un risque ou une chance ?

A. B. : « Claudéliser » ne saurait être, pour moi, un reproche. Sinon, bien sûr, que toute imitation servile d’un grand auteur est en général stérile. En un sens, de L’Écharpe rouge à L’Incident d’Antioche, j’ai « clau- délisé » plus que n’importe qui au monde ! J’ai couru consciemment le risque de ne pas être à la hauteur de mon modèle initial. Mais je me suis aussi donné la chance de poursuivre, quelque peu solitaire, et de créer du nouveau, dans la voie tout à fait singulière ouverte au théâtre par le grand Claudel.

BSPC : Dans Le Siècle, vous écrivez que « à partir d’un certain moment, la société a été hantée par l’idée de changer l’homme, de créer un homme nouveau » (p. 20). Retrouvez-vous là aussi le jeune Claudel ? Pensez-vous encore cela ?

A. B. : Il y a évidemment, notamment dans Tête d’Or, une tension épique qui se porte vers la possibilité, via des aventures à échelle du monde entier, de créer un homme nouveau. N’oublions pas cependant que le dernier mot de la pièce est « notre effort, arrivé à sa limite vaine, se défait de lui-même comme un pli ». La conquête matérielle échoue, si la foi vient à manquer. Je pense aussi que l’aventure terrestre ne suffit pas, si l’Idée (pour moi), la Grâce (pour Claudel) n’en soutiennent pas l’universalité. L’humanité est en puissance d’une affirmation d’elle-même située au- delà de ses divisions actuelles, fondées sur l’hégémonie de l’argent et l’enfermement dans des identités nationales, sociales, culturelles, reli- gieuses ou raciales. En ce sens, on peut parler d’un «homme nouveau». Mais ce n’est pas un modèle tout fait, c’est un processus historique inventif et probablement très long. Il nous faut sortir du modèle de société qui nous domine depuis la révolution néolithique, et qui repose sur trois piliers : la propriété privée des moyens de production, la transmission familiale des richesses via l’héritage, et le pouvoir d’État qui protège et maintient tant la propriété que l’héritage. Ce modèle, qui engendre des classes sociales hiérarchisées, domine l’humanité depuis plusieurs milliers d’années. Si « communisme » désigne la sortie de ce modèle, comme je le pense, cela ne se passera pas en soixante-dix ans (durée de la tentative bolchevique en Russie). Il faut voir les choses à une bien plus grande échelle. Et cela, Claudel le savait, et y a trouvé de quoi fonder la dimension simultanément épique et eschatologique de son théâtre.

BSPC : Vous évoquez aussi beaucoup dans ce texte la « passion du réel » qui vous semble marquer le siècle, le fait que la connaissance soit

« l’intuition de la valeur organique des choses », et que ce siècle «tente de réagir contre la profondeur ». Qu’appelez-vous « le réel » et quelle relation entretient-il selon vous avec la « profondeur » ? À quoi renvoie pour vous la « profondeur » ?

A. B. : Le réel, tel qu’il était vu par les révolutionnaires du xxe siècle, est ce qui favorise, dans l’Histoire concrète, sa propre négation, son dépassement. Une conviction générale de l’imminence réelle de la révo- lution anime les militants de l’époque. L’Idée, telle qu’ils la conçoivent, est lisible à la surface du monde tel qu’il est, et non pas cachée dans ses profondeurs. Il suffit au fond, pour eux, de brusquer un peu une Histoire qui détient en elle-même, très visiblement, la promesse du lendemain communiste. Mais ce sympathique enthousiasme pour la révolution qui vient en quelque sorte toute seule – enthousiasme qui existe encore dans quelques courants gauchistes – s’est avéré finalement erroné. Il faut fouiller les sociétés dans leurs profondeurs, tisser la patience de l’Idée, organiser patiemment les troupes du combat à venir, et se méfier de toute impression superficielle. Pour l’instant, le capitalisme mondialisé maîtrise absolument la situation, et ce n’est qu’avec de longs travaux de sape, intellectuels et pratiques, qu’on pourra entrevoir le chemin qui outrepasse cette domination. Le monde tel quel n’est pas au ser- vice de l’Idée. C’est l’Idée communiste, que j’appelle aussi l’hypothèse communiste, répandue, partagée, ramifiée, qui doit s’incarner dans les profondeurs du monde et y creuser le tunnel permettant, pour reprendre une image de Platon, de sortir de la Caverne néolithique, d’en finir irréversiblement avec la triade, à laquelle Engels a consacré un livre mémorable : Propriété privée, famille, État.