Bulletin de la Société Paul Claudel, n°210

Sommaire

Stéphanie Cudré-Mauroux et Michel Lioure
Correspondance Paul Claudel – Georges Borgeaud, 9

Bernard Hue
Souffle des Quatre Souffles, album de Paul Claudel et Keisen Tomita. Une édition conjecturale, 39

NOTE

Michel Wasserman
Claudel et le shintoïsme, 59

EN MARGE DES LIVRES

Simonetta Valenti, Figures de la liberté dans le théâtre de Paul Claudel (Christèle Barbier), 67

Romain Rolland, Journal de Vézelay – 1938-1944, Jean Lacoste éd. (François Angelier), 70

Cahiers Francis Jammes 1 : 1894-1914. La révolution Francis Jammes, Association Francis Jammes éd. (Marie-Ève Benoteau-Alexandre), 74

Paul Claudel Papers VIII-X (Monique Dubar), 78

CINÉMA

Camille Claudel 1915, un film de Bruno Dumont (Jacques Parsi et Anne Rivière), 91

THÉÂTRE

Protée et Partage de midi, mise en scène de Philippe Adrien (Pascal Lécroart), 99

Un diptyque de Thomas Condemine, L’Otage et Le Pain dur (Monique Le Roux), 102

HABILITATION

Emmanuelle Kaës
Présentation de la soutenance en vue de l’obtention de l’Habilitation à diriger des recherches, 107

Assemblée générale de la Société Paul Claudel, 115
Bibliographie, 119
Annonces, 121
Nécrologie, 127

 

 

Claudel et le shintoïsme1

Lorsque, voici de cela deux ou trois mois, je reçus du Sanctuaire Meiji la commande d’une intervention sur l’attitude de Claudel face au shintoïsme, je ne fus à la vérité pas peu surpris. À la réflexion il s’agit certes d’un thème tout-à-fait essentiel pour la connaissance de la période japonaise de Claudel, mais la difficulté est que le poète n’utilise le terme lui-même qu’à de très rares occasions. Il est incontestable qu’il partage une sensibilité de type shintoïste (amour de la nature, sens du génie et de la spiritualité du lieu, bref cet animisme qui est au fond de la mentalité shintoïste), mais il ne le verbalise presque jamais sous cette forme. Au lieu de quoi il ne fait pas mystère de son aversion pour le bouddhisme : catholique militant, il proclame la positivité de la foi catholique, ne cesse donc de condamner ce culte du néant qui lui paraît au fond de la démarche bouddhiste, et les formulations agressives, voire intolérantes que lui inspirent cette religion sont monnaie courante dans ses écrits littéraires et privés.

Claudel est, dans le Japon des années vingt, un personnage connu et apprécié du grand public. La presse l’a affublé dès son arrivée en poste du sobriquet affectueux d’« Ambassadeur-poète », et la simple mention de « l’Ambassadeur C. » suffit dans un titre d’article de journal à le désigner sans la moindre ambiguïté à l’attention des lecteurs. Il est certes aujourd’hui sans doute moins populaire dans le pays que ne l’est Camille : artiste géniale, élève et maîtresse de Rodin qui l’abandonna, la jeune femme perdit la faculté de créer et passa trente ans dans une institution spécialisée. Cette idole des féministes, au Japon comme ailleurs, était en fait la sœur aînée de Claudel, plus âgée que lui de quatre ans. Paul, qui était né avec le japonisme et avait été élevé dans cette ambiance esthétique, doit incontestablement à sa sœur son goût pour l’art japonais, et ce n’est sans doute pas trop s’avancer que de considérer qu’il se destina à la carrière diplomatique, notamment, pour pouvoir se rendre au Japon. Ayant brillamment satisfait aux épreuves du concours des Affaires étrangères, il fait rapidement une demande de poste au Japon, mais les postes diplomatiques et consulaires français dans ce pays se limitent à la légation de Tokyo et aux consulats de Yokohama et de Kobe, les affectations y font l’objet d’une concurrence féroce, et le jeune fonctionnaire de vingt-cinq ans se voit assez naturellement refuser l’affectation souhaitée. On lui propose en revanche un poste de vice-consul à Shanghai au lendemain de la guerre sino-japonaise, il l’accepte, et c’est ainsi que commença sa pérégrination de quatorze années qui le conduira jusqu’à la veille de la révolution de 1911 dans divers postes chinois, parmi lesquels notamment les consulats de Shanghai, Fou-Tcheou et Tien-tsin.

Après trois ans de travail comme vice-consul à Shanghai, il consacre au printemps 1898 un congé d’un mois à un voyage d’agrément au Japon, où il effectue en touriste enthousiaste et consciencieux un aller-retour entre Nagasaki, porte d’entrée du pays depuis la Chine, et Nikko, point le plus septentrional de son périple. Certaines pages d’un recueil de poèmes en prose qu’il publie alors, Connaissance de l’Est, témoignent de ce voyage. On a par ailleurs conservé ses agendas de l’époque, qui ont été publiés il y a quelques années, et qui permettent de constater qu’il a été particulièrement séduit par deux sites : les temples bouddhiques, les sanctuaires shinto et les palais de Kyoto d’une part, et de l’autre l’architecture des mausolées shogounaux de Nikko, ainsi que la nature impressionnante de ce site montagnard. Il fait même dans ce lieu l’expérience d’une sorte d’illumination : gravissant à pied la longue pente qui mène du site des mausolées au lac de cratère de Chuzenji (Claudel est un marcheur infatigable), il découvre « avec délice que toutes les choses existent dans un certain accord, et cette secrète parenté par qui la noirceur de ce pin épouse là-bas la claire verdure de ces érables », il l’attribue à la volonté divine (celle bien entendu du Dieu des catholiques), les êtres et les choses existant selon une harmonie voulue pour des desseins qui les dépassent. Il est clair que Claudel a fait en l’occurrence une expérience proche de la spiritualité shintoïste : pour citer un texte plus tardif, « toute la nature est » au Japon « un temple déjà prêt et disposé pour le culte », le surnaturel n’y étant « nullement autre chose que la nature. Il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification ».

L’homme qui écrit ces dernières lignes est le même Paul Claudel, mais il est désormais ambassadeur de France au Japon, et nous avons fait un bond de quelque vingt-cinq années. Dans le même site de Nikko, il prononce alors une conférence qui sera reprise dans diverses publications sous le titre « Un regard sur l’âme japonaise ». Il a 53 ans, et c’est un grand écrivain et un spécialiste reconnu de la question d’Extrême-Orient qui vient de prendre au Japon son premier poste d’ambassadeur.

En réalité, cet « écrivain-diplomate » (une spécialité du Quai d’Orsay…) est arrivé au Japon muni d’instructions parfaitement claires. L’Allemagne de 1921 peut bien en effet avoir perdu la guerre européenne, elle peut aussi avoir concédé au Japon sa base navale de Tsing-tao, dans le Shantoung, à la suite d’une guerre de conquête éclair menée par les Japonais à l’entame du conflit mondial, elle n’en continue pas moins à exercer une influence déterminante sur le monde de l’éducation, de la recherche et de la culture au Japon. Claudel sera donc encouragé par le Quai à combattre par tous les moyens à sa disposition l›influence germanique, l›une de ces modalités étant la conférence. C›est ainsi que Claudel sera amené durant sa mission à intervenir dans les lieux et les cadres les plus divers sur les mérites de l›apprentissage de la langue française, se livrant également à une défense et illustration de notre culture. Arrivé en poste en novembre 1921, il prononce dès janvier 22 une conférence à Tokyo sur les lettres françaises, en mai à Kyoto (par deux fois) et à Osaka une allocution sur les caractéristiques de la langue française, enfin en août à Nikko, où l›ambassade de France possède une merveilleuse résidence lacustre dans laquelle il passera régulièrement ses étés, une intervention intitulée originellement « Tradition française et tradition japonaise ». C›est ce texte, l›un des plus importants qu›il ait consacrés au Japon, qui sera édité en plaquette par Gallimard sous le titre Un regard sur l’âme japonaise, avant d’être repris dans L’Oiseau noir dans le soleil levant, recueil de textes variés qui constitue dans l’esprit de Claudel le pendant de ce que Connaissance de l’Est avait représenté quant à son expérience chinoise.

Dans ce texte où Claudel se fait littéralement japonais, nous le saisissons progressant sur « une allée interminable que bordent d’énormes cèdres dont les troncs colorés se perdent dans un noir velours ». Il poursuit : « C’est là que j’ai compris que l’attitude spécialement japonaise devant la vie, c’est ce que […] j’appellerai la révérence, le respect, l’acceptation spontanée d’une supériorité inaccessible à l’intelligence, […] la sensation d’une présence autour de nous qui exige la cérémonie et la précaution ». Et cette constatation essentielle que nous avons déjà signalée : « Le surnaturel au Japon n’est donc nullement autre chose que la nature. Il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification ». Dans une belle étude parue en 2005, le professeur Hirakawa estimait en commentant ces lignes que « Claudel pouvait parfaitement faire coexister sa foi catholique et le respect pour la surnature qui est consubstantiel au shintoïsme2».

Cinq ans ont encore passé, nous sommes désormais à la fin décembre 1926. Claudel a déjà reçu notification de son affectation comme ambassadeur aux États-Unis, et c’est alors qu’il est en partance pour Washington que l’empereur Taisho décède. Claudel est donc amené à repousser son départ aux États-Unis de deux mois pour représenter la République aux funérailles impériales qui auront lieu début février, une fois passée la période au cours de laquelle les Japonais croient que l’âme du disparu continue à hanter son enveloppe corporelle. Le journal Asahi a demandé à Claudel de faire connaître ses impressions sur cette extraordinaire cérémonie héritée d’un autre âge. Il s’exécute le lendemain des funérailles, et son texte paraîtra en traduction japonaise le surlendemain. Fin mars, la version originale des « Funérailles du Mikado » sera publiée par L’Illustration.

Saisi par le froid de cette soirée neigeuse, (« Je suis presque mort, je tremble de tous mes membres », confie-t-il à son Journal), il revient sur la conférence de Nikko qui lui apparaît décidément comme un texte cardinal, et il est amené à préciser sa pensée : « J’ai écrit autrefois une étude sur l’âme japonaise, dont le trait essentiel me paraissait être le respect. J’aurais dû ajouter à cette idée celle de pureté, qui fait toute la morale shinto et qu’on ne retrouve à ce degré chez aucun peuple. / La mort même est comme la purification suprême. À ce point de vue, il ne pouvait y avoir de linceul plus convenable pour ensevelir un empereur que cette nuit glacée et pleine d’étoiles sur une terre couverte de neige. […] C’est ma dernière impression du Japon. Elle n’aurait pu être plus belle et plus grandiose ».

J’ai eu l’occasion, il y a cinq ans, de publier un livre sur la période japonaise de Claudel chez Gallimard, la maison d’édition où il fit paraître lui-même l’essentiel de son œuvre littéraire. Le titre français en était Claudel et le Japon, mais je lui avais adjoint un sous-titre, D’or et de neige. Claudel désigne en effet souvent le Japon comme un pays « d’or et de neige ». L’or est sans doute celui qu’il apprécia tant dans la décoration des palais de Kyoto, celui qui confère sa tonalité aussi aux mausolées somptueux de Nikko, c’est enfin « l’or inouï » de l’automne japonais et de son feuillage, « les étoffes et les trésors » que l’on foule du pied dans une orgie de « consommation annuelle avant que la neige descende ». Cette neige qui, nous le savons maintenant, est le symbole par excellence de la pureté, catégorie essentielle de la vision shintoïste de l’univers. L’image ultime que Claudel emporte avec lui de ce pays aimé dans lequel il ne reviendra jamais est donc celle du shinto, désigné pour une fois nommément. « Ce n’est pas pour rien », disait-il déjà cinq ans auparavant dans sa conférence de Nikko, « que le Japon a été appelé la terre des Kami3, et cette définition traditionnelle me paraît encore la plus juste et la plus parfaite qui ait été donnée de votre pays ». Près d’un siècle plus tard, c’est une chance bien grande qui est la mienne aujourd’hui, dans pareille enceinte, de conclure en lui empruntant de telles paroles. Pour le claudélien que je suis, il s’agit d’un honneur auquel je suis sensible, et je ne saurais assez remercier les organisateurs de m’en avoir donné l’occasion. Merci à tous.

 

Michel WASSERMAN

 

 

 


1. Version française de ­l’intervention en langue japonaise de Michel Was-serman dans le cadre de la table ronde ­consacrée le 9 février 2013 par le Sanctuaire Meiji, à Tokyo, « à la recherche de ­l’identité japonaise – le shin-to interprété par les écrivains européens ». La manifestation avait notam-ment vocation à célébrer la parution en septembre 2012 chez ­L’Harmattan de ­l’ouvrage du même intitulé, dû au grand ­comparatiste Sukehiro Hira-kawa.
2. « Ha-n to Kuro-deru ga mita “Kami no kuni” » (« Le pays des dieux » tel que ­l’ont vu Lafcadio Hearn et Claudel), Hikaku bungaku kenkyû (Re-cherches en littérature ­comparée), avril 2005.
3. En japonais, divinité.

 

 

Bibliographie

Autrand, Michel, « Renard et Claudel : d’un Journal à l’autre », dans L’Art de la pointe sèche, Amis de Jules Renard, Cahier no 13, 2012.

Bastaire, Jean, « De saint Thomas à Claudel, la résurrection des animaux et des plantes », La Vie spirituelle no 804, janvier 2013.

Nantet, Marie-Victoire, « Delacroix sous le regard catholique de Huysmans et de Claudel », dans Joris-Karl Huysmans 2, Huysmans écrivain catholique, textes réunis et présentés par Jérôme Solal, La Revue des Lettres Modernes, 2012.

Nantet, Marie-Victoire, « Camille Claudel parmi les fous », revue Commentaires, no 143, septembre 2013.

Saint-Chéron, Michaël de, Les Écrivains français du xxe siècle face au destin juif…, Les Études du CRIF, no 22, juin 2012. [Étude consacrée à huit écrivains – dont Paul Claudel – face à la question juive].

« Paul Claudel : lettres inédites à Alfred Baudrillart », éditées par Christophe Langlois, Revue des Deux Mondes, janvier 2013.