Bulletin de la Société Paul Claudel, n°217

Sommaire

LECTEURS DE PAUL CLAUDEL

Catherine Mayaux
Présentation, 13

François Cheng
« Voie circulaire… », 15

André Velter
Passer la Limite, 17

Salah Stétié
Claudel en situation(s), 21

Claude Louis-Combet
Claudel, en retrait, mais au cœur toutefois, 31

Maria Tsoutsoura
Claudel en Grèce. La résistance d’un mal-aimé, 35

Gérard Macé
Connaissance de soi, 41

Jean-Pierre Siméon
Mes premières rencontres avec l’œuvre de Claudel, 43

Philippe Forest
(Mé)connaissance de Claudel, 47

Guy Goffette
Une fascination, 51

RÉCEPTION DE PAUL CLAUDEL

Anne Verdure-Mary
La réception de Paul Claudel par Gabriel Marcel.
Entre admiration et réticence, 55

NOTES

Michel Wasserman
L’estampe de nô, à la croisée des admirations japonaises de Claudel, 67

Marie-Victoire Nantet
Camille Claudel, folie attestée, folie contestée, 73

RENCONTRES DE BRANGUES 2015

Pascale Alexandre-Bergues
Compte rendu, 85

Antoine Gallimard
Lettre, 87

EN MARGE DES LIVRES

Michel Lioure
Paul Claudel et la Bohême, dissonances et accord, 93

POINT DE THÈSE

Tetsuro Negishi
Paul Claudel au Japon, rencontre diplomatique et poétique, 105

Emmanuelle Devaux
Étude de la métaphore séminale dans les commentaires bibliques de Paul Claudel, 109

Bibliographie, 113
Actualités claudéliennes, 115
La société Paul Claudel entre Paris et Brangues, 119
Annonces, 121

 

LIBRE PORTRAIT DE PAUL CLAUDEL

Deux citations, prises dans Tête d'Or et dans La Ville :

Fouillez mon cœur  et si vous y trouvez
Rien d'autre qu'un désir immortel, jetez-le au fumier,
faites-le manger par les cloportes !

……………………………

Je ne parle pas selon ce que je veux, d'abord le souffle m'est enlevé !
Et de nouveau, de l'existence de la vie se soulève le désir de respirer!

Et j'absorbe l'air, et le cœur profond, baigné,
Il dit, et je restitue une parole;
Et alors je sais ce que j'ai dit. Et telle est ma joie !

Mais, troisième citation, bien plus violente, tirée de Ténèbres :

Je suis ici, l’autre est ailleurs, et le silence est terrible :
Nous sommes des malheureux et Satan nous vanne dans son crible.

Je souffre, et l’autre souffre, et il n’y a point de chemin
Entre elle et moi, de l’autre à moi point de parole ni de main,

Rien que la nuit qui est commune et incommunicable,
La nuit où l’on ne fait point d’œuvre et l’affreux amour impraticable.

Je prête l’oreille, et je suis seul, et la terreur m’envahit.
J’entends la ressemblance de sa voix et le son d’un cri.

J'entends un faible vent et mes cheveux se lèvent sur ma tête,
Sauvez-la du danger de la mort et de la gueule de la Bête !

Voici de nouveau le goût de la mort entre mes dents,
La tranchée, l’envie de vomir et le retournement.

J’ai été seul dans le pressoir, j’ai foulé le raisin dans mon délire,
Cette nuit où je marchais d’un mur à l’autre en éclatant de rire.

Celui qui a fait les yeux, sans yeux est-ce qu’il ne me verra pas ?
Celui qui a fait les oreilles, est-ce qu’il ne m’entendra pas sans oreilles?

Je sais que là où le péché abonde, là Votre miséricorde surabonde.
Il faut prier, car c’est l’heure du Prince du monde.

On ne lit pas Claudel : on le subit. On le subit ou on le refuse. Tout d'un bloc comme bloc de ciment armé. Je n'ai jamais su refuser le vieux bonhomme. Je l'ai reçu comme un violent coup à la tête, de ceux qu'on opère sous le nom de traumatisme crânien. Or ce n'est pas seulement le crâne l'engagé dans l'affaire, mais c'est le cœur aussi. Parfois tous les printemps du cœur à la fois. Oui, j'ai peu résisté, toute résistance s'avérant pour moi inutile dès les trois premiers mots, inutile face à ce diable d'homme pistilentiel, tous dards dehors. Ah ! Claudel…

L'homme est grand et grandiose à la manière de l'univers qu'il est et qu'il prétend doubler par sa parole. Cieux, étoiles, arbres, lumière(s) et nuit(s), culture et fleuves, jardins et civilisations, églises et temples, espaces et temps, divinités et saintetés, désespérances et farouches exaltations, muses formidablement chanteresses, femmes aux rayonnantes déchirures, affaires impures des hommes et la dévastation de ceux-ci par tous les déserts cruellement épanouis de leur cœur, retour des siècles à la façon des hautes vagues et leur rupture, oui, la rupture des temps, du Temps, par de l'éternité avide, assoiffée et goulue, toutefois délicate, lys, aubépines en fleur et la plus vaste rose nourricière du grand Tout, parfumée par son essence de beauté d'on ne sait quelle limpidité ineffable, par ailleurs élévations et cataclysmes les unes aux autres se faisant répons, verbes et adverbes, rimes et assonances se pourchassant dans l'étendue vibratoire comme cavaliers d'insaisissable Mongolie, chastes et la lame ensanglantée dans le poing serré triomphal, Tête d'Or tant de fois vu et revu et pour qui tout est action, est obsession, est création, Mesa et Ysé, dans leur rayonnement vide et débordant d'amour comme s'ils avaient été rêvés par saint Augustin qui énonce, intuition saisissante qui se vérifiera égale dans le prodigieux déconcerté concert du Partage de Midi : « Il n'y a pas deux amours », La Jeune fille Violaine, traquée en ses multiples versions à face complexifiée, simplifiée, amplifiée, puis rendue, aveugle et radieuse, au miracle acté par l'espérance : le don de ressusciter les morts. Je dis aussi, parmi ces puissants détails mémoriaux/immémoriaux, l'intervention de Madame la Lune, liseuse d'invisible à Mogador arbitrant le plus haut débat qui soit entre Doña Prouhèze et Don Rodrigue, le poids d'appoint de cette histoire d'âmes éternelles jetées dans l'incendie de l'être étant un soulier de satin… Au centre de cela qui est théâtre et vérité, masse énorme et bougeant comme la mer sous la lame inflexible de l'épée, il y a un fait de mémoire, rien qu'un fait de mémoire ! Mémoire du deuxième pilier à droite du chœur de Notre-Dame soudain entré comme un poignard dans le cœur labouré de Paul et lentement, longuement, opérant. Paul au centre de son jardin qui est le monde, celui de toujours. Celui de saint Thomas et de certain Arthur Rimbaud, lequel multiplie l'illumination indiciblement reçue par Paul de ses propres illuminations. Claudel au milieu de tout cela comme un sanglier interdit. Ses yeux d'admirable amande bougeant comme essoufflés dans la chute de la lumière des lustres. Noël, Noël tombant sur le jeune et lumineux sanglier. Sacré Claudel !…

Avec ce poète cosmique (et, à l'occasion, comique), il ne faut pas hésiter, ni même une seconde, à user avec excès de points de suspension et de points d'exclamation. Suspension quand la respiration à double forge pulmonaire s'arrête, coupée par des ciseaux, devant la splendeur d'un paysage, de scènes infiniment furieuses rendues soudain tendrement muettes et mystérieusement verdoyantes, d'un chant lointain dans le claquement mouillé d'une voile, “comme une voix de femme et d'ange”. L'exclamation, avec Claudel, est toujours au bout de la plume : c'est un émerveillé qui jamais ne sait retenir pour lui un ravissement, le plus souvent dépassant de loin l'objet provocateur de l'excès d'exaltation pour rebondir en battement de tambour ou en improvisation à la clarinette d'un bord à l'autre de la toile affective et mentale que Paul Claudel tend à travers les espaces et les temps comme le fit Rimbaud avec ses « guirlandes d'or » tendues sur lesquelles il dansa. J'ai moi-même connu ce genre de rebondissement spectaculaire en qui la manifestation naturelle se convertit en expansion cosmique. À titre d'exemple, Claudel a rencontré lui aussi, lui d'abord, le puissant fleuve Iguassu au point de jonction du Brésil, de l'Argentine et du Paraguay, ajoutant ses torsades de boue rouge à la précipitation dans le vide de ses cascades vertes rebondissant d'une corniche dressée d'arbres (palétuviers ?) à l'autre corniche surélevée en sorte que la planisphéricité du monde semble, soudain, jaillir en verticalité de colonne. Le poète écrit dans Cent phrases pour éventails :

Au

travers
de
la
cascade

une
longue fée horizontale
verte et rose
joue de la
flût
e

Et c'est bien cela aussi, ce chaud et froid, qu'il me semble, lecteur exposé, percevoir dans la langue si brûlante et si magnifiquement glacée des Cinq Grandes Odes ainsi que dans celle, moins exhibée et plus refermée sur son énigme, de La Cantate à trois voix. Je le note au passage : je suis de ceux qui croient fermement que c'est dans la contemplation auditive de la nature que ce poète hors norme a recueilli les éléments sonores du frémissant, du si vivant tissu musical qui constitue l'un des ensorcellements de son écoute. J'ai le plus souvent lu Claudel à voix haute et, si même à voix basse, la langue au niveau de l'oreille interne déploie son volume en ses modulations nerveuses ici suspensives, là exclamatives. On doit s'arrêter, au passage, sur la mesure sonore privilégiée par le poète : Claudel, à la manière de Max Jacob, déteste le « entrer en alexandrin », rythme contraignant et souvent, sauf chez l'adorable Racine, paré d'artifices, côté cour.

Donc, horreur du douze, sauf chez Jean Racine, poète musicien, d'une autre façon que Claudel, mais cependant homme de feu comme lui. Valéry, alexandriniste et dodécasyllabiste, qui assure que si le rythme d'un des vers de la pièce l'eût exigé, Racine aurait modifié tout le caractère de Phèdre, Valéry ne semble pas avoir été attiré et séduit par le verset claudélien. Le chiffre impair est celui de la divinité trinitaire, le cinq, le sept, le neuf, chiffres bibliques et légendaires, et ils fascinent l'auteur entre autres des Sept contre Thèbes. Est-ce de ma part jouer avec les Chiffres et les Nombres dont Baudelaire certifiait qu'on n'en sort jamais ? Pour Claudel qui l'énonce dans Cent phrases pour un éventail :

Il faut

qu'il y ait
dans le poëme
un nombre
tel
qu'il empêche
de compter

Il dit aussi :

Aucun
nombre

mais
une odeur
indivisible

Dans ces soupirs évasifs un art poétique complet respire. D'une certaine façon, les nombreuses pages que le poète a consacrées à son art, si riches, si pleines – avant l'intervention surajoutée de la construction théologique et du commentaire dogmatique – sont condensées en ces quelques mots irrécusables.

Claudel est un homme de feu. L'est-il aussi, de larmes ? Pleure-t-il ? Il pleure comme ça pleut, si cela consent à pleuvoir. À vrai dire, la pluie ne me paraît pas son élément à la manière dont le sont précisément le feu, la terre, la mer. Monsieur l'Ambassadeur pleure peu, s'il tonne beaucoup et si, comme le vent, il mugit dans les branches merveilleuses qui lui sont versets et phrases. Qui jamais, sachant pleurer au très petit matin mouillé (c'est mon cas), lui pardonnera sa sœur Camille ? – Qui ?

Paul Claudel toute sa vie a plaidé pour l'unité de l'homme, à juste titre. Il n'existe pas dans l'homme d'aspect métaphysique qui serait opposé et opposable à l'homme physique lancé dans son activité professionnelle ou sociale et délié de tous ses autres engagements. De sorte que ce ne serait nullement attenter à cet homme qui sait qu'il sera interrogé, fondamentalement interrogé, que de le peser à son plus juste poids en faisant appel à ses siens critères. Or c'est un diplomate réussi que notre grand bonhomme seigneurial, un homme de carrure et de carrière, un calculateur. Ce ne fut pas le cas de Saint-John Perse malgré la combinatoire habile de son pseudonyme sur laquelle avec émerveillement – et non sans sourire – j'ai écrit. Au contraire de l'autre grand poète, Claudel n'invente pas a posteriori de rapports diplomatiques prophétiques et simulés. Il y a des naïvetés persiennes dont il se garde bien et d'ailleurs je ne sais pas en quelle réserve d'estime il pouvait, lui, tenir son cadet qui est une très belle fabrique de très haut style – mémorable et chantourné. Lui, le massif Claudel, est un ambassadeur qui tient bien sa boutique et ses livres de compte, précis et clairs, ayant suspendu dans son arrière-boutique le portait de Pétain pour le temps de Pétain et celui de De Gaulle pour le temps de De Gaulle (le procès d'opportunisme diplomatique n'aura heureusement pas lieu et Claudel aura sa messe officielle à Notre-Dame et des obsèques nationales aussi méritées que celles de Paul Valéry quelques années auparavant : la France victorieuse avait le plus urgent besoin de sortir ses grands hommes). On peut même faire mieux quand on est un immense poète tout mêlé à la langue de France : on peut avoir sur ses rayons, pour les temps facétieux et populaires, un “cochon tricolore” à écrire un jour en association avec un poète de belle faconde, Jacques Prévert, dont le nom à consonance médiévale sonne juste à l'oreille. Grand diplomate par ailleurs, Claudel l'est. On m'a certifié que ses rapports minutieux, structurés, rationnels et limpides, étaient proposés en modèle aux aspirants au Quai d'Orsay – notamment s'ils abordaient des sujets économiques. Claudel fut, en effet, le premier à donner à l'économie toute sa place dans le présent et le futur des communautés humaines. Entre Chine et Brésil, États-Unis, Allemagne ou Bruxelles, il avait vu venir, lui, le passionné de denrées et marchandises, notre modernité obsédée. Il lève les yeux vers le ciel et le ciel lui-même est – saisissante métaphore – vivant produit. Il écrit dans Chant à cinq heures, première version de la dédicace de Tête d'Or, en conclusion de ce beau poème régulier :

Je vis ! Vienne la pluie et le temps ! Insensible,
Portant ma destinée et sachant mon délai,
Je marchais en riant sous le pays horrible
Des astres que traverse une route de lait.

Ainsi est le jeune Claudel et le moins jeune, piéton d'un ciel aussi physique que symbolique, lui, tout en avançant le front têtu (ce large front qu'il a et qu'il eut) jette les filets serrés de ses mots dans l'air et son contenu insaisissable et que voici, air, saisi et chanté et la dispersion des mots, la voici transmutée en parole. Cela se passe toujours ainsi avec lui dans les plus éclatants de ses textes et ils sont nombreux !

Nombreux, solaire, stellaire, ombreux Paul Claudel !

Je le rencontre la première fois à la sortie du long cheminement qui me conduit d'une étape fabuleuse à une non moins fabuleuse étape. J'ai vingt ans et je suis torturé par la nostalgie en moi de la grande entreprise poétique. Je vais, ému, bouleversé et plein de larmes rentrées, d'un vulnérables à l'autre, de Gérard de Nerval à Charles Baudelaire et de Stéphane Mallarmé à l'adolescent de tous les mystères : Arthur Rimbaud. À la sortie de l'irradiant tunnel, c'est Paul Claudel qui m'accueillera et, presque aussitôt, Guillaume Apollinaire, puis Pierre Jean Jouve dont je deviendrai le familier, puis Henri Michaux, lynx feutré, puis René Char. André Breton, le très ombrageant André Breton, occasionnellement. Occasionnellement le premier Éluard. Les Romantiques allemands sont partout autour de moi assis en cercle sur des trônes de lumière. Le Maître à Saïs fut l'inoubliable initiateur de mes vingt ans baignés du soleil noir de la mélancolie, l'initiateur qui me tint la main et me présenta chacun et me présenta à chacun : Gabriel Bounoure. Très vite, j'ai échangé avec ceux de ma génération : Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Michel Deguy. Des compatriotes francophones, aussi : un sylphe, Georges Schehadé ; un neveu direct de Nerval, enfermé lui aussi dans le triple cercle infernal de la guerre civile libanaise, de la pauvreté absolue et de la schizophrénie, Fouad Gabriel Naffah ; un poète syrien, bientôt libanais, commençant son trajet, faustien et adamantin, remuant de fond en comble la langue arabe pour la régénérer : Adonis ; loin à Bagdad, fils du parti communiste iraqien et dieu enténébré du petit fleuve Boaïb dans le pays des grands fleuves mythiques, le Tigre et l'Euphrate : Badr Chaker es-Sayyâb, pauvre parmi les pauvres et dont je traduirai, le moment venu, la parole éclairante et noire. Voici cités les plus importants noms de ma généalogie poétique : Claudel que peu de mes amis aimaient habitait l'or d'un cadre. Les plus aigus d'entre nous à Paris se murmuraient le nom de Paul Celan, rencontré par moi cinq ou six fois, s'imprégnaient de son œuvre incandescente et cendreuse où des bout de parole continuaient à brûler, marquant la main et marquant le cœur. Les camps de la mort existèrent pour moi par lui. Il ne put éteindre l'incendie inextinguible qui le dévorait qu'en se jetant dans la Seine.

Ma première lecture d'un poème claudélien, d'un style sentimental et suranné, fut – proposée à mon attention par mes maîtres jésuites de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth – La Vierge à midi :

Il est midi. Je vois l'église ouverte. Il faut entrer.
Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.

Je n'ai rien à offrir et rien à demander.
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.

C'est bien. C'est gnangnan, comme on dit. Mon professeur à barbiche soignée et bésicles d'or aimait ça. Je n'aimais pas ça. Les jésuites, d'ailleurs, n'aimaient pas beaucoup Claudel dont ils se méfiaient : trop rutilant, trop contradictoire, trop compliqué, trop chargé d'interprétations théologiques parfois difficultueuses et peu déchiffrables, trop jésuite en somme. Avec le surgissement de la Femme qui vient brouiller la netteté du paysage. Son langage leur paraissait amphigourique. On peut faire plus simple. Ils lui préféraient de loin Charles Péguy, autre poète honnêtement chrétien et, de toute façon, privilégiant, comme eux, la marche à pied. Charles Péguy, l'auteur des Tapisseries, tout en me semblant un piéton émérite de l'alexandrin tiré en avant de lui-même par un automatisme entraînant, me permettait de respirer avec plaisir l'air de la campagne et des labours de France, de la nef de France, de la rose joaillière de France. Moi, je préférais la limpidité haut tenue de l'air himalayen, l'air de Claudel. Salah Stétié, l'apprenti-bachelier des Pères jésuites, jeune musulman égaré là, voulait bien faire dix kilomètres derrière Péguy. Mais à la borne 10, il calait et regardait ailleurs. Claudel était père spirituel et vache harmoniquement nourricière, pas Péguy. La poésie passe par des conduits obscurs et c'est par ces conduits qu'elle donne sa nourriture d'énigme et de mystère à l'âme des hommes, cette affamée. Instantanément saisissable est la poésie de Péguy. Éthique, généreuse, acceptante, acceptable. Il avait, pour la conduite de l'âme, éclairée dans ses profondeurs par la Petite Espérance (bien plus sage et timide au demeurant que l'Espoir fou de Claudel) inventé un chemin aussi droit qu'une épée loyale et frémissante. J'étais, déjà à l'époque, un être torturé – double, fuyant, tourné contre soi-même – ambigu. Comme un cultivateur d'opium, mais d'un opium lucide, je cultivais, en effet, l'ambiguïté, qui était loin d'être pour moi le mol oreiller que l'on sait – oreiller de béton plutôt avec des chutes dans le vide. Chaque fois que nécessaire, c'est-à-dire souvent, je colmatais à la hâte ces vides – qui se reformaient plus loin. J'ai pour le vide, dont on dit que la Nature le hait, une appétence surnaturelle. Le Vide, le Nada : le désert mystique. Claudel ni Péguy n'ont eu affaire au nada. Leur monde est plein comme un œuf. À l'époque où je découvrais moi-même le nada (j'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie), je découvrais un familier du nada, l'immense Pierre Jean Jouve, un poète très proche de mon cœur d'alors et de maintenant, un sensuel de la privation, chrétien comme Claudel et comme Péguy, mais qui ne fréquentait pas la sainte Table, sa religion s'étant nouée en lui autrement. Sa sensualité dévorante faisait de la Femme, de la femme aimée, l'objet et le lieu du sacrifice, sacrifice consenti. Celui de Thérèse d'Avila, enfermée dans son nada choisi et élu, de Paulina 1880, de Lisbé, d'Hélène et de quelques autres surgeons de la voluptueuse aridité. Il écrit :

HÉLÈNE

Que tu es belle maintenant que tu n'es plus
La poussière de la mort t'as déshabillée même de l'âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le cœur du désert
La plus pâle des femmes
Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d'hier les malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans ta terrible Chevelure celle qui me faisait délirer.

Là aussi, nous avons affaire à la poésie la plus grande. Et aussitôt pour moi la question se pose : Jouve pouvait-il aimer l'autre parole, celle de Paul Claudel l'ambassadeur ?

J'ai été ambassadeur. J'ai écrit de la poésie, j'écris toujours, plus que jamais, une poésie qui n'est pas poésie d'ambassadeur : poésie que je veux et que je crois inapte à quelque concession qui soit susceptible de porter atteinte à l'essence de la rébellion furieuse de la langue quand elle porte, cette langue, le sens enfin libéré du monde, quand enfin elle parvient à répondre à sa façon, ici douce, ailleurs entêtée et têtue comme une grande chèvre métaphysique à la fondamentale question posée une fois pour toutes par Mallarmé : « Qu'est-ce que cela veut dire ? » Qu'ils sachent ou pas que ce qui leur est demandé c'est de répondre à cette question, qu'ils le fassent directement ou indirectement, méditativement dans l'espoir, ou coléreusement dans la flamboyance du désespoir, tous les poètes qui à mes yeux comptent sont dans ce cas de figure : celui que Claudel lui-même a placé au centre de son art poétique. Les retenues de ma profession – indispensables, inévitables retenues – ne m'ont jamais contraint là où je me devais à ma seule création : je suis resté dix ans sans rien publier, pendant la guerre civile libanaise, cela plutôt que de céder à des atténuations ou à des faux-fuyants. Je me disais : Claudel ne l'aurait pas fait. Je me disais, songeant à d'autres diplomates-poètes et dont certains furent mes amis : Pablo Neruda ne l'aurait pas fait, ni ne l'aurait fait Octavio Paz, ni Georges Séféris. L'intransigeance est le métal de l'armature poétique. Paul Claudel n'a jamais usé d'un métal moindre pour satisfaire à quelque obligation diplomatique que ce ce soit. Je ne crois pas que Pierre Jean Jouve ait pu être insensible chez son aîné à cet aspect de la question, lui qui, par ailleurs, partageait avec le poète des Cinq Grandes Odes le sens de la complexité du rôle de la femme dans le salut de l'homme et celui de l'univers. Il y a, chez l'un et l'autre des deux puissants formulateurs, un point de convergence qu'il convient de souligner, si différents par ailleurs que fussent leurs chemins. Les réunissait aussi la langue, la grande langue employée par l'un, Claudel, avec largesse et jubilation, par l'autre, Pierre Jean Jouve, avec une exiguïté d'approfondissement en entaille ; chez l'un et l'autre cependant langue de haute matinée heureuse, si même parfois – souvent – désignatrice du malheur.

J'aurais encore à dire sur Claudel, sur son goût pour la possession matérielle par exemple, si souvent sublimée chez lui par l'or apparu symboliquement. Il écrit dans ses Cent phrases ceci :

Verse

un vin pur
et
un or
intellectuel

À mon sens, ce beau programme n'a pas été tenu. Le vin a été gâté par la glose qui a occupé une grande partie de la production mentale d'un poète qui s'est donné un jour mission d'interroger la Croix, d'interroger la Bible, d'interroger l'Apocalypse, d'interroger l'Église, d'interroger le Cœur et tout l'interrogeable. Textes souvent admirables, parfois chargés de poésie, mais cette herméneutique sainte n'est pas pour moi. Je ne suis l'homme d'aucune église ni d'aucun temple et la parturition transgénique n'est pas mon fort. En revanche, je suis infiniment sensible à Claudel interrogeant les pays (la Chine, le Japon), ou bien se perdant, et nous avec lui, dans la merveilleuse peinture du Nord que l'œil écoute. Ici je retrouve la lumière qui, elle aussi, est d'or. Je me souviens d'un propos peu connu de Jouve auquel je souscris (mais pas à l'église “fruste”), propos tiré d'Apologie du poète, suivi de Six lectures (Fata Morgana / Le Temps qu'il fait, 1987) : « Claudel est église fruste haut placée, sur un pays de force et d'angoisse. En dépit de toute réussite, il est un grand pauvre attendant de Dieu sa nourriture. »

 

Salah STÉTIÉ

 


CAMILLE CLAUDEL, FOLIE ATTESTÉE, FOLIE CONTESTÉE

La récente diffusion, sur la chaîne Arte, du film de Bruno Dumont consacré à Camille Claudel, nous conduit, à distance de l’émotion qu’il a suscitée à l’occasion de sa sortie en 2013, à interroger ses présupposés à la lumière du mythe dont il se fait le relais.

Folie attestée, folie contestée

Le film de Bruno Dumont : Camille Claudel 1915, nous introduit dans l’univers asilaire de l’artiste internée depuis mars 1913. On la voit vivre, on l’entend s’exprimer. Juliette Binoche donne corps à la disparue. Une fiction naît, à travers laquelle se repose la question de la folie de l’artiste, toujours ouverte telle une plaie.

Mais pourquoi reste-t-elle ouverte, au regard des témoignages et faits concordants qui lèvent le doute sur le diagnostic ? En septembre 1909, au retour de Chine, Paul Claudel qui n’a pas vu sa sœur depuis 1905 note dans son Journal : « À Paris, Camille folle. Le papier des murs arrachés à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d’une voix monotone et métallique. » Peu de temps après, il reçoit d’elle une lettre où éclate son délire à travers l’accumulation des exemples prouvant qu’on la pille, qu’on la vole, qu’on s’enrichit sur son dos, par les moyens les plus extravagants : le gamin qui l’espionne en lui apportant du bois, la femme de ménage qui verse un narcotique dans son café, les « huguenots aussi malins que féroces » se sont alliés pour que l’artiste fournisse « des idées » à Rodin et à sa clique, « connaissant la nullité de leur imagination1 ».

À ce thème délirant fait écho, à la même date, le refus de l’artiste d’exposer à Prague car « [elle] n’a rien du tout ». Et d’ajouter : « depuis deux ans je ne fais plus de sculpture ». De fait, en 1907, l’inspecteur des Beaux-Arts, Armand Dayot, se réjouit d’avoir découvert une œuvre « toute faite » dans l’atelier de Camille, ne pouvant lui en commander une nouvelle « que, présentement il lui est impossible d’exécuter ». « Le don d’inventer » dont Paul Claudel fait, en 1905, l’admirable éloge dans son essai : « Camille Claudel statuaire » s’est épuisé. À l’inspiration succèdent les destructions. En 1912 « elle nous a écrit avoir brisé tous ses modèles en plâtre, et brûlé tout ce qu’elle pouvait pour se venger de ses “ennemis” » précise Marguerite Fauvarque (une parente de l’artiste) à l’historien Jacques Cassar, si honnête et scrupuleux dans l’enquête pionnière qu’il mène vers 1970 sur les causes et manifestations de la psychose paranoïde de Camille Claudel2.

Elle se vérifie de façon poignante dans la logorrhée de l’artiste, transcrite le jour de son internement à Ville-Évrard par le Dr. Truelle (en charge de son admission). Les hantises ressassées depuis des années se coordonnent sous le signe de la haine et de la peur de Rodin, le fou sadique, le violeur de petites filles, l’empoisonneur, l’hypnotiseur, le soudoyeur. À l’issue de la première observation protocolaire – confirmée par les deux suivantes, au cours de la même journée – le diagnostic s’impose aux médecins : « Délire systématique de persécution basé principalement sur des interprétations et des fabulations ». L’internement sollicité par Louise Athanaïse Claudel (la mère de Camille) sur la base d’une demande de placement volontaire, est validé3.

Mais qu’importe à Camille Claudel ! Non pas que son état lui échappe tout à fait. Quoique aveugle à son délire, la recluse en loques du quai Bourbon a conscience de son effondrement. « Qu’est-ce que c’était ce personnage hagard et prudent, que l’on voyait sortir le matin pour recueillir les éléments de sa misérable nourriture ? » se souvient son frère auprès de qui les voisins s’étaient plaints. Telle que les autres la voient, elle se voit aussi : « ma maison est transformée en forteresse : des chaînes, des mâchicoulis, des pièges à loup derrière toutes les portes témoignent du peu de confiance que j’ai dans l’humanité ». À travers sa souffrance, Camille pressent que la situation ne peut pas durer. Elle a eu vent des démarches pour « la faire enfermer dans une maison de fous », écrit-elle le 10 mars 1913 – jour de son internement – à son cousin Charles. Dans l’attente de l’issue qu’elle redoute, elle « se rapetisse le plus possible », mais c’est en vain. Du jour où on l’enferme à Ville-Évrard jusqu’à sa mort trente ans plus tard à Montdevergues, il ne restera plus à l’artiste sur qui s’est abattue la catastrophe, que la force de sa protestation.

L’internée se dit victime d’un enlèvement : deux forcenés l’ont « lancée par la fenêtre » et « conduite dans une maison de fous ». Elle s’élève avec véhémence contre le sort subi. « Je les maudis ceux qui me tiennent dans cette maison de folles, moi qui ai toute ma raison » note la veilleuse dans son rapport du 20 octobre. « C’est Rodin qui se venge et qui veut mettre la main sur [s]on atelier ». Parce que sa protestation véhicule les obsessions de sa pathologie, Camille Claudel n’est entendue ni des médecins ni de sa famille. Loin de la libérer, sa parole l’enfonce, tout au moins dans le périmètre de l’asile, car Camille envoie aussi des lettres. Son cousin Charles Thierry reçoit coup sur coup deux courriers où éclate le désespoir de l’artiste retenue contre son gré : « C’est bien la peine de tant travailler et d’avoir du talent pour avoir une récompense comme ça. Jamais un sou, torturée de toute façon, toute ma vie. Privée de tout ce qui fait le bonheur de vivre et encore finir ici. » L’appel au secours touche d’autant plus qu’il est formulé dans une langue directe et lucide, sans aucune trace de paranoïa.

La suite relève de la dramaturgie. Premier Acte : fin mars 1913, craignant les dénonciations tous azimuts de sa fille folle, Louise Athanaïse Claudel lui interdit, par directeur de l’asile interposé, à la fois le libre usage de son courrier et la possibilité de recevoir des visites. Deuxième Acte : cette « séquestration » accrédite auprès de Charles Thierry (qu’on n’autorise pas à rencontrer Camille), le soupçon d’internement abusif. Troisième Acte : Charles Thierry rend publiques les deux lettres envoyées par sa cousine. Ignore-t-il de fait son effondrement psychique ? ou veut-il simplement nuire aux Claudel de Villeneuve avec qui les Thierry de Chacrise sont brouillés ? peu importe au regard de son rôle antique de messager. Grâce à sa médiation, le conflit ouvert par la révolte de Camille a trouvé en la presse locale sa première scène. Le 19 septembre 1913, paraît dans L’Avenir de l’Aisne un article (non signé) sur « l’œuvre d’un sculpteur génial, originaire de notre département ». Il prend appui sur l’essai du poète son frère : « Camille statuaire » – repris dans l’hommage rendu à l’artiste dans un numéro récent de l’Art décoratif – pour déplorer qu’on l’ait « enfermée dans une maison de fous » : « Chose monstrueuse et à peine croyable » des hommes se sont saisis, « malgré ses protestations indignées », de la grande artiste alors « en plein travail, en pleine possession de son beau talent et de toutes ses facultés intellectuelles ». La créatrice renaît à travers le chœur de ceux qui dénoncent une décision inique. En 1913, le chœur s’éteint vite ; personne, dans le milieu parisien, n’y joint sa voix. Sans doute parce que ceux qui l’ont approchée (son galeriste : Eugène Blot ; ses collectionneurs : Joanny Peytel, Maurice Fenaille, Edmond Bigand-Kaire ; les amis de ses débuts : Léon Daudet, Maurice Pottecher) sont avertis depuis longtemps du véritable état de Camille : « Tout espoir de guérison [est] chimérique » écrit Mathias Morhardt son premier biographe à Rodin en 1914. Il n’empêche qu’une dynamique est née. Deux forces s’affrontent désormais dans l’espace du mythe propulsé par les récits qui vont s’élaborer autour de Camille Claudel : celle de sa psychose et celle de sa protestation.

Quand Camille Claudel apparaît, ou le beau rôle

Quand Camille Claudel apparaît sur la scène du film de Bruno Dumont, on la sort de son bain en application des pratiques thérapeutiques en cours dans l’asile de Montdevergues où l’artiste est internée depuis septembre 1914. Se laver devrait l’apaiser et aussi la débarrasser de cette crasse maintes fois signalée par les veilleuses dans leurs rapports. Dans son exigeant refus d’inventer, le cinéaste resserre le temps de sa fiction sur trois jours pauvres en événements. Si peu de choses se passent en effet dans la vie de l’internée telle qu’elle nous est parvenue à travers ses lettres et ses deux dossiers médicaux. Seuls les lieux diffèrent car on n’est pas à Montdevergues (les bâtiments ayant trop changé) mais à Saint-Paul-de-Mausole. Camille Claudel succède à Van Gogh dans l’ancien monastère converti au xixe siècle en maison de santé. Les malades sont confiées à des religieuses placées sous l’autorité d’un médecin chef. Leur prise en charge attentive au bien-être de chacun, s’inscrit dans la tradition éclairée d’Esquirol. Ni brutalité, ni familiarité, le vouvoiement est la règle, les voix sont douces et les gestes sereins. Les frontières sociales n’en existent pas moins. Mademoiselle Claudel vit dans le quartier des « pensionnaires ». Par opposition aux indigents, elle a sa chambre. Le salon avec son piano et ses meubles 1880, le jardin dépouillé de l’hiver, ont le charme des vieilles propriétés de famille. Le ciel est si vaste, la circulation si facile qu’ils donnent l’illusion de la liberté. De l’asile, il ne reste que l’essentiel : il est habité par des fous et on ne peut pas en sortir.

Face à Camille Claudel à qui Juliette Binoche prête ses traits intelligents, les fous sont incarnés par des handicapés mentaux de la Maison d’accueil spécialisée « Les Iris4 ». Le contraste saisissant n’est pas inexact. En 1915, l’asile de Montdevergues abritait 1500 personnes réparties en divisions selon la classification de l’époque. Aliénés convalescents ou en traitements ; gâteux, idiots ou imbéciles ; épileptiques et déments ; agités en loges, se côtoyaient tout en occupant des quartiers distincts. « Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin » écrit Camille à son frère en 1927 à propos de « ces créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes » qu’il faut « tenir en respect ». Que pèsent l’amabilité des religieuses, la complicité des servantes, l’affection des débiles, la splendeur de la montagne, la paix de la chapelle, devant la meute des « autres » en qui Camille ne se reconnaît pas ? D’où son retrait ostensible, signifié par les repas qu’elle prend à part, le banc qu’elle ne partage avec personne, les quelques mètres qui la séparent de la file pendant la promenade, le regard qu’elle pose de loin sur la représentation théâtrale.

Mais faut-il s’étonner de la présence parmi les fous de celle qui cuit ses pommes de terre dans son coin par peur d’être empoisonnée ? Quand le jeune interne veut l’en empêcher, sa réaction brutale révèle l’emprise de sa phobie. On ne peut la raisonner et c’est en vain que la gentille servante cherchera à la rassurer. Face au médecin chef, dans le cadre de leur échange de routine, Camille parle trop. Son débit haletant charrie tous les thèmes de sa persécution : ses parents sont dans les griffes de Rodin ; le gredin en a profité pour faire donner son héritage à sa sœur ; l’affaire était combinée depuis longtemps ; il tient tout le monde dans ses pattes ; son but est de la détruire ; d’ailleurs tout le monde a intérêt à la perdre ; que lui, le médecin, prenne garde ! la bande à Rodin le manipule aussi.

Au cours du film, la figure crispée de Camille, ses sautes d’humeur, ses larmes inopinées, ses éclats incontrôlables renvoient au mystère de son état. De quoi l’internée souffre-t-elle vraiment ? Fidèles à la dynamique du mythe, les gestes et paroles de l’actrice, tout en traduisant sa fragilité psychique, la nient, de sorte qu’on s’interroge sur son tourment. Cependant on prend partie. « Dégage-toi de moi » crie l’artiste à Mlle Lucas la pauvre édentée que le spectateur rejette à sa façon en détournant les yeux, tant la vue des idiots le met mal à l’aise. Bien sûr que Camille divague parfois, se dit-il, mais pas toujours et cela lui suffit. Refoulant les signes de sa psychose, il partage, avec la révoltée, la douleur de se trouver là, tout comme Juliette Binoche qui déclare aux médias : « [à Montdevergues] elle a toujours refusé de sculpter. Cela aurait prouvé qu’elle pouvait poursuivre son œuvre enfermée et elle refusait de donner raison à ceux qui l’avaient placée là. Camille était une résistante, une révoltée, une féroce ».

En 2013, la statuaire injustement arrachée à son atelier (au dire du chœur de 1913), a trouvé en l’actrice un relais d’autant plus puissant que cette dernière est très belle. Le visage de Juliette rappelle mutatis mutandis celui de Camille, photographié par César en 1881. Quoique pâle et tiré, il redonne vie à la beauté charismatique de ses vingt ans, inséparable de son génie. La « déchéance physique » de l’artiste observée par son ami Henri Asselin vers 1904, son vieillissement prématuré lié à l’alcool et aux privations, sa saleté repoussante, ses radotages compulsifs, sa voix métallique, ses maux de dents, sont indécelables. La femme qui « a beaucoup maigri, jaune, l’œil brouillé », décrite par son frère en 1915, a disparu au profit de son icône exposée sur les affiches. Le ressort inconscient par lequel la star aux dents éclatantes, peintre à ses heures, épouse la souffrance d’une créatrice sacrifiée, aboutit au triomphe posthume de sa protestation.

Quand Paul Claudel apparaît, ou le mauvais rôle

Avant d’apparaître, Paul Claudel annonce sa venue par courrier à sa sœur. Quelle joie pour l’internée qui attend depuis des mois son « petit Paul ». Voici le fonctionnaire au costume impeccable, au volant de sa voiture : il s’arrête le soir en chemin, s’agenouille face aux Alpilles et prie. Voici le poète torse nu : il trace quelques phrases sur un cahier, la nuit dans la chambre d’une abbaye5. Au matin, le voyageur entre dans l’église et s’incline avec passion devant le Saint-Sacrement. Au sortir, il confie, à en perdre haleine, à l’abbé en soutane à ses côtés, l’histoire prodigieuse de sa vocation. L’itinéraire a pour support les notes laconiques de l’écrivain en route vers Montdevergues. À partir des repères tirés des treize visites signalées dans son Journal entre juin 1915 et septembre 1943, le cinéaste imagine. La splendide photo de Paul torse nu (comme Hercule) prise à Rio en 1917, fonde son approche du créateur. Au creux de la nuit, la pensée de sa sœur l’habite : « Dans le fond je suis persuadé que comme la plupart des cas de folie le sien est une véritable possession. Il est bien curieux en tout cas que les deux formes presque uniques de la folie soient l’orgueil et la terreur, délire des grandeurs et délire des persécutions. Ç’a été une grande artiste et son orgueil, son mépris du prochain, étaient sans limites. Cela s’est encore exagéré avec l’âge et le malheur. J’ai tout à fait le tempérament de ma sœur quoique un peu plus mou et rêvasseur et sans la grâce de Dieu mon histoire aurait sans doute été la sienne ou pire encore. Est-il possible de l’exorciser à distance ? » Avec quelques coupures, les propos sont repris de la lettre en forme d’appel au secours, envoyée le 26 février 1913, par Paul Claudel à l’abbé Daniel Fontaine. Bruno Dumont y puise les motifs dramatiques à l’œuvre dans sa vision archétypale du personnage.

À l’origine, il y a sa foi en Dieu, dont le film décline les manifestations obsédantes. Ceux qui la partagent (ou en ont la nostalgie) seront émus d’entendre le Credo adressé à ciel ouvert au Père, par l’auteur de la « Prière pour le dimanche matin » (1910) : « Verbe en qui tout est Parole, ce que Vous dites, je le crois » ; ils seront touchés par « l’éternelle enfance de Dieu », à lui seul révélée, le soir de Noël 1886 à Notre-Dame. La prose somptueuse de Ma Conversion – parue en 1913 – se transmue dans la bouche de l’acteur en un discours inspiré. Mais on peut être irrité aussi par l’exaltation oratoire du prosélyte, au point de la trouver ridicule. Sous le masque du poète persuadé d’être élu, apparaît le Moi plein d’orgueil qu’il dénonce chez sa sœur. Le film exploite à fond le jeu de miroirs mis en place par Paul Claudel lui-même. La surexposition de sa foi voulue par le cinéaste, engage le spectateur à lui trouver un écho chez les aliénés. « La manie religieuse » observait déjà avec ironie Amalric le sceptique, au premier acte de Partage de Midi à propos du « pauvre Mesa » convaincu d’avoir en lui « une grande semence à défendre ». D’une manie l’autre. Qui, de Camille ressassant ses certitudes au médecin ou de Paul ressassant les siennes au prêtre, est le plus dérangé ?

Leur échange très attendu a lieu un jour d’hiver dans le salon des pensionnaires. Ce qu’a pu dire Camille en cette fin mai 1915, date réelle de la première visite du poète à Montdevergues, se réduit à cette note du Journal : « Mieux moralement. Elle me parle avec estime et sympathie des sœurs et des médecins. » Les entrevues à venir ne seront pas plus commentées : « Elle se jette sur ma poitrine en sanglotant » lit-on en mars 1925 et « La tête remplie de ses obsessions, elle ne pense plus à autre chose, me sifflant à l’oreille tout bas des choses que je n’entends pas », en juin 1930. Quant à ses propos à lui, Paul Claudel ne les rapporte pas. À la différence du Journal de Gide le sien est rarement introspectif.

Point d’orgue du film, le face à face du frère et de la sœur, révélateur de leur lien, se fonde sur des suppositions. À peine voit-elle Paul, que Camille se précipite en pleurant dans ses bras. Comme le veille, face au médecin, elle parle trop, les hantises s’emballent, les émotions débordent, elle crie tout à trac sa souffrance d’être là, son désir de sortir – et vite ! : « mon rêve serait de regagner Villeneuve et de ne plus bouger ». Le flot de paroles a pour source les lettres de l’artiste. L’actrice s’abandonne au souffle maniaque qui les emporte. On s’émeut de l’entendre dire du bien de son frère et s’inquiéter des siens. Chacun, à la place de Paul, voudrait prendre dans ses bras l’héroïne, pathétique dans sa révolte, et la sortir de là. La belle Camille touche d’autant mieux la corde sensible de nos âmes qu’on est au cinéma. Mais le Paul Claudel du film n’est pas comme nous. À la tendresse éperdue de sa sœur, il répond par un mouvement de recul ; à sa supplication, par le rappel de la guerre et du prix élevé de sa pension. Qu’on les impute à la pudeur, à la gêne, à l’irritation, au contrôle de soi, aux codes de l’époque, à l’exigence de vérité, le geste déçoit, les mots choquent. Pire encore est l’hommage au Tout-Puissant prononcé peu après : « Dieu est partout […] Il n’y a rien sur la terre qui ne soit comme la traduction concrète ou déformée du sens qui est dans le ciel6. » Il ne trouve rien d’autre à répondre à celle qui se sent abandonnée par le « Dieu des affligés ». Verba volant scripta manent. Aux paroles prononcées par Paul à l’heure grave de leur rencontre, à ses paroles perdues, foyer du mystère de leur lien – ses lettres à Camille étant perdues aussi – le cinéaste substitue des propos conformes à la vision, largement partagée (un lieu commun), d’un poète « duplice ». Entre la foi et les actes du chrétien, il y a un gouffre que la fiction s’applique à creuser : « Il avait une croix à ses pieds, c’était sa sœur. Il ne l’a pas ramassée. » En opposant un « lâche » à un être « pur », Bruno Dumont, s’inscrit dans la logique de la plainte de Camille, d’où découle la convocation de Paul devant le tribunal de la postérité.

Dans ce procès manque le témoignage des proches. « Actuellement elle ne sort pas et vit, portes et fenêtres verrouillées, dans un appartement d’une saleté affreuse ; vous voyez quelle douleur pour mes parents » écrit Paul Claudel dans un passage (omis dans le film) de sa lettre à l’abbé Fontaine. Sans compter leur peur ! Outre qu’une personne psychotique est en danger, elle met en danger les siens. Sa présence les mine, même s’il n’y a pas violence. Jusqu’à la découverte des neuroleptiques en 1951, toutes les issues n’aboutissent qu’à des impasses. Aussi sensible que soit le cinéaste au génie du frère et de la sœur, égal en puissance, à leur solitude en miroir, aux similitudes de leurs caractères, à la parenté de leurs démons, à la disparité de leur vie, quelque chose d’humainement essentiel lui échappe, faute d’empathie : la blessure de Paul, ce démuni.

 

Marie-Victoire NANTET

 

 

 


1. Camille Claudel, Correspondance, éd. Anne Rivière et Bruno Gaudichon, Gallimard, 2003, p. 241-243.
2. Jacques Cassar, Dossier Camille Claudel (1987), nouvelle édition revue et augmentée, Archimbaud Klincksieck, 2011, p. 195-206.
3. Dossier médical, Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danille Ghanassia, Camille Claudel catalogue raisonné, Adam Biro, 2001, p. 304-311.
4. Statutairement, une M. A. S. accueille des handicapés adultes nécessitant l’aide continue d’une tierce personne. Sur le site de Saint-Paul-de-Mausole, existe également une « Maison de santé » qui accueille des malades mentaux.
5. Dans le film, Bruno Dumont a recours à celle de Frigolet, proche d’Avignon.
6. Journal, avril-mai 1923. Cette note écrite au Japon fait écho aux propos du Jésuite dans le Soulier de satin en cours de rédaction : « Et ce qu’il essayera de dire misérablement sur la terre, je suis là pour le traduire dans le Ciel. »

 

 

Bibliographie

Barbieri, Luca, « Ce qu’un arbre veut dire : lecture du Banyan de Paul Claudel », Revue d’Histoire Littéraire de la France 2015, no 2, p. 369-390.

Lécroart, Pascal, « Le Soulier de satin à la Comédie-Française en 1943 : un événement politique ? », dans Jeanyves Guérin (dir.), Le Théâtre français des années noires, Presses Sorbonne nouvelle, 2015, p. 21-44.

Paul Claudel et la Bohême. Dissonances et accord, sous la direction de Didier Alexandre et Xavier Galmiche, Classiques Garnier, 2015 (voir supra le compte rendu de Michel Lioure, sous la rubrique « En marge des livres »). Liste alphabétique des collaborateurs :
– Alexandre, Didier, « Claudel et le centre de l’Europe », p. 13-32.
– Alexandre-Bergues, Pascale, « Claudel et la Bohême vue de France », p. 33-46.
– Bakešová, Václava, « Résonance de Paul Claudel dans la littérature catholique tchèque de la première moitié du xxe siècle. De l’Opus bonum de Florian à la revue Akord », p. 193-203.
– Barbier, Christèle, « Œuvres pragoises dans Le Soulier de satin », p. 91-105.
– Bednářová, Jitka, « La leçon baroque de Claudel dans l’œuvre poétique de Jan Zahradníček », p. 183-192.
– Brauner, Brigitte, « Zdenka Braunerová, “tourière” de Paul Claudel à Prague », p. 139-151.
– Galmiche, Xavier, « “Être entre”. Perspectives convergentes de la cosmographie mystique de Claudel et des tendances syncrétiques en Bohême, 1900-1918 », p. 169-179.
– James, Petra, « Paul Claudel et la Bohême 1948-1989 : réception et traductions », p. 235-250. – « Divlado : histoire d’un numéro spécial. Entretien avec Jana Patočková », p. 251-258.
– Kaës, Emmanuelle, « Claudel baroquiste », p. 69-90.
– Kučera, Martin, « La place de Claudel dans le monde théâtral tchèque », p. 259-271.
– Lenderová, Milena, « Encore le séjour pragois. Paul Claudel, Zdenka Braunerová, Miloš Marten », p. 123-137.
– Millet-Gérard, Dominique, « Claudel et le Ludus paschalis du couvent d’Emmaüs. Jeu liturgique et synthèse baroque », p. 47-65.
– Perez, Claude-Pierre, « Le Soulier de satin, troisième Journée, scène première. Un commentaire », p. 107-120.
– Petráš, Martin, « Claudel selon le professeur Václav Černý », p. 215-232.
– Vojtĕch, Daniel, « Le temple invisible. Amis pragois de Paul Claudel et situation de “l’école moderne” vers 1910 », p. 153-168.
– Zatloukal, Jan, « Jan Čep, correspondant et traducteur de Paul Claudel », p. 205-213.
– Zatloukal, Jan, L’Exil de Jan Čep un écrivain tchèque en France, préface de Xavier Galmiche, Paris, Institut d’études slaves, 2015.