Bulletin de la Société Paul Claudel, n°188

Sommaire

Michel LIOURE
– Paul Claudel-Edwige Feuillère : Correspondance (1948-1954), 2

Richard GRIFFITHS
Stella Matutina, 17

Note de lecture
– Catherine Roquefeuil : « L’intense dialogue épistolaire entre Paul Claudel et Jacques Maritain », un article de Piero Viotto, 28

En marge des livres
– Jean-Noël Segrestaa : Paul Claudel, Correspondance musicale, 34
– Michael Donley : Paul Claudel Papers. Vol. IV, 36
– Michel Cagin : Jean-Louis Chrétien, La Joie spacieuse, 41
– Michel Cagin : André Chouraqui, Le Destin d’Isarël, 43

Histoire du théâtre
– Hélène de Saint Aubert : Il y a soixante ans, L’Histoire de Tobie et de Sara au festival d’Avignon, 44
– Gianni Poli : Le Livre de Christophe Colomb. Création italienne, 55
– Inna Nekrassova : Le genre de la farce lyrique dans le drame catholique français du XXe siècle, 57

Spectacles
– Pascal Lécroart : Jeanne d’Arc au bûcher à la reconquête de Bâle, 59
– Jacques Parsi : Entretien avec Gilles Blanchard, auteur du film Tête d’Or, 63

Manifestations à Brangues et dans le Tardenois
– François Claudel : Note sur les Journées du patrimoine, 71
– Yves Lanoë : Autour des Mémoires improvisés, 72
– Jean-Hervé Donnard : Concert autour des musiciens de Stendhal et de Claudel, 75
– Madeleine Rondin : Présence de Paul Claudel à Fère-en-Tardenois, 77

Bibliographie, 80
Annonces, 81

 

Il y a soixante ans, L’Histoire de Tobie et de Sara au festival d’Avignon – 1947-2007

Les 5 et 8 septembre 1947, Maurice Cazeneuve mit en scène L’His­toire de Tobie et de Sara, dans le verger d’Urbain V, à l’occasion de la création du festival d’Avignon[1]. Conçue initialement pour être jouée avec de gros moyens, financée et commandée par une riche mécène, Ida Rubinstein, cette « moralité » est une expérience de théâtre total qui joue de tous les arts – musique, chorégraphie, cinéma, poésie –, mais qui n’a pour ainsi dire jamais été représentée dans les conditions et les perspec­tives réelles selon lesquelles elle fut créée par le dramaturge. Le soixan­tenaire de la création du festival nous permet de revenir sur ces repré­sentations qui firent connaître cette pièce de Claudel au grand public, et en influencèrent partiellement la réception et la compréhension futures. C’est l’occasion d’analyser la mise en scène, au vu des documents et des témoignages, malheureusement peu nombreux, dont nous disposons, mais aussi de rendre hommage à Cazeneuve et à Vilar, qui eurent à cœur de faire connaître cette pièce si riche de possibilités dramatur­giques.

Nous ne reviendrons pas ici sur l’esprit du festival d’Avignon naissant, tant de fois évoqué, ni sur la conception du théâtre qui s’y fit jour[2]. Rappelons néanmoins que l’esprit de cérémonie théâtrale qui présidait aux festivités à leurs débuts ne pouvait que s’accorder avec l’expérience théâtrale menée par Claudel dans L’Histoire de Tobie et de Sara : « La première grâce d’Avignon, c’est d’avoir rendu au théâtre le caractère sacral de ses origines. Il y est redevenu la solennité première, qui a son temps, son lieu, son rite, et où s’affirme la foi d’une commu­nauté »[3]. Le contact avec le plein air et les « rythmes vivants » du monde, de l’« ordre cosmique », la recréation du huis clos dramatique par la nuit, « la présence de la terre charnelle » qui fait « participer le corps au jeu de l’âme » ne pouvaient que convenir au théâtre claudélien : car en Avignon, « le spectateur n’est pas seulement regard, il devient chair. »[4]

Vilar est audacieux, qui choisit de monter La Terrasse d’un Maurice Clavel encore inconnu à l’époque, et un drame à peu près ignoré de Claudel, biblico-liturgique de surcroît. Shakespeare et sa Tragédie du roi Richard II sont probablement chargés de rassurer et d’attirer le public[5]. Béatrix Dussane, qui jouait la vieille Anna, considère pour sa part que c’est « Tobie qui domine ces journées »[6]. Quoi qu’il en soit, tous les té­moignages saluent uniment la grâce du Verger d’Urbain V, « la conni­vence » avec le public qu’il procurait et la beauté brute des pierres[7].

Si Cazeneuve assura la mise en scène, L’Histoire de Tobie et de Sara fut choisie et jouée par Vilar, qui aimait suffisamment le rôle de Tobie le Vieux pour le reprendre avec son metteur en scène à l’occasion d’une radiodiffusion de la pièce réalisée par Alain Trutat en 1951[8]. Celle-ci manquait un peu d’intensité dramatique, comme c’est souvent le cas quand la pièce n’est pas représentée (la lecture des didascalies avait tendance à briser le rythme). Arrêtons-nous d’abord sur cet enregistre­ment, qui donne une idée sur certains choix de Maurice Cazeneuve. Gaston Litaize composa pour l’ouverture une musique lunaire et déso­lée, bien dans la tonalité de la « terra deserta » du début. Vilar partageait certaines des vues de Claudel sur la musique, conçue comme « décor es­sentiel » parachevant la « cérémonie dramatique » et contribuant à « l’u­nité organique » du spectacle[9]. La musique ouvre le drame avant que le Chœur n’y surimprime sa plainte. Si la qualité de la partition laisse par­fois à désirer par la suite, le travail polyphonique du Chœur est parti­culièrement saisissant. L’alternance des voix de femmes et d’hommes (« C’est là-bas… »), l’effet de crescendo et d’accentuation sur le nom de Tobie (« Tobie, l’homme qui se souvient… ») confèrent aux premières scènes une redoutable efficacité dramatique. L’interrogation première qui porte le drame (« Qui viendra à son secours ? », 6’16”), détachée du reste par le passage soudain à une voix féminine unique, est du plus bel effet.

On ne peut en dire autant du monologue d’Anna (I, 3), traité sur le mode pathétique (« Je ne veux pas perdre mon fils »), et presque san­gloté. Cette tonalité ne correspond nullement à la chair burlesque d’Ani­mus qui se cache derrière la vieille mère matérialiste et possessive. La prestation de Jacqueline Morane ne nous a pas convaincue – l’ensemble, très agité, est hurlé, mais ne semble pas pour autant provenir des en­trailles, décalage toujours néfaste quand on crie sur le théâtre[10]… L’at­taque du monologue rend pourtant avec bonheur la façon dont le théâtre et le drame investissent la scène au détriment du prologue narra­tif et liturgique qui précède. Jean Vilar compose un très beau Tobie, au­quel il donne toute la force sublime requise. L’intensité dramatique de sa diction font aujourd’hui encore une forte impression. Le duo du Chœur, soutenu presque exclusivement par les cordes (contrebasses et violon­celles dominent), se veut peut-être trop solennel, et les effets de la mu­sique de Gaston Litaize ne sont pas toujours du meilleur goût, tel cet ac­cord final sur la dernière réplique du Chœur dans l’acte premier, qui tient davantage de la musique de film hollywoodien que de la musique de scène. Au début du dernier acte, le doublage musical systématique de la rencontre entre Anna et Sara n’est pas non plus entièrement réussi.

Intensité dramatique, focalisation sur le personnage de Tobie le Vieux – Vilar, à dire vrai, dans cette version de 1951, porte tout –, solen­nité liturgique, telles sont les trois dominantes qui ressortent de l’enre­gistrement conservé à l’Inathèque, dont on peut penser qu’elles durent également caractériser les représentations avignonnaises de 1947.

Cazeneuve renonça aux projections cinématographiques, aux­quelles Claudel avait accordé initialement une large place dans la mise en scène. Le cinéma ne s’inscrivait guère dans cette dramaturgie du lieu ouvert sur le plein air et nécessitait sans doute un travail technique et des moyens dont le festival commençant avait intérêt à faire l’économie. L’installation dans le jardin d’Urbain V n’alla d’ailleurs pas sans diffi­cultés pour le metteur en scène, comme en témoigne une lettre rédigée le 25 août à l’intention de Claudel, à propos du tableau ouvrant l’acte II par exemple :

[…] dans le plein air du jardin d’Avignon, je ne puis espérer la facilité d’un ri­deau permettant l’installation cachée de Sara, comme je n’ai aucun moyen valable de suggérer ce Rêve, si important cependant. Aussi je vous soumets la dernière solution par moi entrevue : puisqu’il s’agit d’un début d’acte, en même temps que le prélude musical, faire entrer les deux Récitants qui en un texte d’une trentaine de lignes permettent à Sara derrière eux d’entrer et de s’endormir et explicitent le Rêve qui est alors plus facile à suggérer. J’ai essayé l’entrée de Sara sans aucune aide, lancée d’une marche muette dans la traversée du public (les acteurs pour entrer en scène auront à subir cette dure épreuve : trente mètres au milieu des [mot illisible]) et son installation sur son haut lieu de douleur : ce fut impossible ; il y avait chute de tension, un blanc dangereux, un malaise. Je vous demande donc, à vous seul qui pouvez dissiper ce malaise, le texte des deux Récitants qui sauvera Sara[11]

Texte non retrouvé dans les archives du festival, et qui sans doute ne fut pas écrit par Claudel – ce brouillon de lettre n’impliquant pas néces­sairement que celle-ci ait été effectivement envoyée (Maurice Cazeneuve nous a affirmé n’en avoir nul souvenir). Les acteurs arrivaient en pro­gressant simplement dans des couloirs ombrés de chaque côté de la scène, « aux deux extrémités du jardin le long de la muraille »[12].

Autre difficulté, propre à la première version du drame : le latin et, plus largement, l’exégèse, à laquelle le metteur en scène est sensible, comme l’atteste le programme (l’analyse de la pièce associe explicitement les sept arbres du Paradis aux sept vertus théologales, introduisant ainsi le spectateur à la démarche exégétique de ce drame que Claudel nomme « moralité en trois actes »). Conscient de l’importance que revêtent les antiennes du Livre de Job pour comprendre la scène si polysémique du recouvrement de la vue par Tobie le Vieux, Cazeneuve réclame une tra­duction, en durcissant peut-être un peu le trait et les difficultés (préten­dues ?) qu’il rencontre, déjà, en 1947…, à faire dire le texte latin à ses comédiens. On pourrait s’étonner aujourd’hui qu’un metteur en scène soumette à l’auteur cette difficulté et se refuse à la résoudre seul (mais Cazeneuve, outre le respect évident qu’il semble porter à l’intégrité du texte dramatique qu’il est en train de monter, est sans doute marqué par la sévérité de jugement du dramaturge à son égard, à propos d’une radiodiffusion du Livre de Christophe Colomb à la R.D.F. à laquelle il avait participé) :

La deuxième et la troisième difficultés sont du même ordre : elles tiennent à l’in­culture générale de notre temps, de notre public et… hélas ! de nos acteurs, trop souvent. Au fait, il m’a été impossible malgré mes longs efforts de faire “dire” correctement aux chœurs et assistants les textes latins du “Te Deum” à la fin de l’acte II et les antiennes du Livre de Job à la scène 3 de l’acte III. Une incompré­hension flagrante du sens malgré traduction et explication, et en de nombreux textes, l’impossibilité d’un public, pourtant choisi, de recevoir un message ainsi formulé, me font croire qu’il y aurait un intérêt majeur à déclamer une traduction de ces deux textes. J’ose d’ailleurs vous soumettre l’essai que mon ami Maurice Clavel a tenté sur les antiennes de Job, traduction s’attachant plus à l’esprit qu’à la lettre […] et continuant l’affrontement des “thèmes” de Sara et Tobie le Vieux.

Vu l’importance que Claudel devait accorder à ce texte liturgique, on ne peut douter de la réponse : même la seconde version du drame (1953), qui en rabat sur le latin, conserve les versets dans la langue de la Vul­gate… Persuasif, Maurice Cazeneuve poursuit : « Pour le Te Deum, nous n’avons pas osé, nous n’avons pas su. Vous seul, Maître… » Le latin fut en partie conservé. Le finale du deuxième acte fut légèrement remanié. Un cantique, chanté en français, célébrait l’union de Tobie et de Sara (« Que Dieu rende féconde l’union de Sara et Tobie ! »)

La scène, semi-circulaire, était surmontée d’un double autel de bois et de pierre, et Cazeneuve avait étagé le dispositif, auquel les comé­diens accédaient par quelques marches, le tout sur fond végétal : la scène était « enclose de murs entièrement garnis de lierre, d’arbustes et de très grands arbres »[13]. Ce décor naturel fournit un écho particulièrement ap­proprié à la scène 7 de l’acte II. Béatrix Dussane décrit une « scène à deux plans : la première estrade surmontée en son centre par une autre plus petite (la mienne, où parle Anna, où se tient Azarias pour les adieux). Les deux Récitants étaient debout, sur des socles isolés, un peu en avant de la scène. » La scénographie d’ensemble, à l’exception de l’écran, avait donc été respectée. Au finale de l’acte II, les Arbres étaient répartis sur le devant de la scène, Azarias trônait sur la tribune, le Cèdre/Abraham apparaissait sur les murailles de pierre. Les murs avi­gnonnais suppléèrent largement l’écran du cinématographe dans le finale de l’acte II, et ne furent pas pour rien dans le franc succès que remporta la pièce :

Le décor naturel n’est […] pas un décor réaliste. Il n’est naturel que dans ses élé­ments et non dans sa signification. À la fin de L’Histoire de Tobie et de Sara, jouée dans le Verger d’Urbain V au cours du premier festival d’Avignon, les murs sou­dain s’embrasèrent haut dans la nuit, et le public vit au-delà du temps s’embraser dans l’exultation de la foi, les murs mêmes de la Jérusalem Céleste. De décor na­turel, le décor s’était fait surnaturel. […] non plus décoratif mais dynamique, non plus explicite mais poétique, un décor qui n’est ni la limite de l’espace, ni l’alibi du comédien, ni l’explication de l’œuvre mais qui laisse à l’espace sa liberté et son ouverture, son pouvoir d’action à l’interprète et à l’œuvre sa puissance de sugges­tion. […] Vilar ne demande aux pierres proches que leur poids de ténèbres et la résonance humaine de leur gloire ou de leur beauté.[14]

Enter l’espace de la scène sur le lieu même où l’on joue, et jusque dans la topologie urbaine, fut, on le sait, une des intuitions dramaturgiques ma­jeures du festival. Dans le cas précis qui nous occupe, l’utilisation des murailles avignonnaises fut sans conteste une solution plus charnelle et plus concrète que celle proposée par la pièce, qui consistait à utiliser le cinématographe ; le réel lui-même se voit dès lors transfiguré par le théâtre[15]. On ajoutera que de vraies étoiles régnaient dans ce ciel de septembre : quel théâtre plus que celui de Claudel gagne à être ainsi joué en plein air, en osmose avec le cosmos tout nu ? Béatrix Dussane note aussi ce point : « Et vous imaginez ce que pouvait être la résonance, quand le Chœur disait : “Et je vous donnerai à épeler les mêmes étoiles” ou quand Azarias montrait l’étoile au jeune Tobie, et qu’on n’avait qu’à lever les yeux pour les voir en effet ». L’actrice mentionne un détail tou­chant, un de ceux que seule les contingences merveilleuses de la repré­sentation en acte sur le théâtre peuvent donner à voir : « Le temps avait été douteux et même menaçant dans la journée et le ciel était encore couvert au début de la représentation. Mais la première étoile apparut (et c’était à l’orient) juste comme débutait le Chœur à la fin du premier acte. Elle ne pouvait pas ne pas être là. Et quand le Chœur dit “épeler les mêmes étoiles”, il y en avait déjà trois. » Et Beatrix Dussane de conclure : « Nos émotions d’interprètes ont été extraordinaires. Quand Sara évo­quait l’arbre de Jessé, j’avais devant les yeux des cimes mouvantes de platanes et d’acacia, et au-dessus, le ciel… Et la résonance des voix était admirable, aussi délicate que dans une salle close, et enveloppée et bai­gnée quand même d’une autre atmosphère. »[16]

L’étagement et la topographie des lieux avaient également suscité un travail sur le son : les plaintes de Sara provenaient du haut des mu­railles. On ne pouvait rêver mieux pour la princesse prisonnière d’As­modée. La lettre de Béatrix Dussane nous apprend que la mise en scène disposa les haut-parleurs dans les hauteurs, pour jouer d’effets stéréo­phoniques parfaitement accordés aux visées de ce théâtre total. Marie-Thérèse Serrière confirme ce point, et ajoute qu’un amplificateur renfor­çait par moment le chant du Chœur. Mais Cazeneuve et Vilar tirèrent aussi parti de l’acoustique propre du lieu, en fonction des distances et des murs. « Tout ce qui passait par les haut-parleurs, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas dans le plan humain[17], retombait de haut, et de plusieurs côtés à la fois, sur le public. Littéralement, ces sons et ces paroles pleu­vaient sur l’auditoire », écrit Béatrix Dussane. Cet effet était encore ren­forcé par le jeu de lumière porté sur le Chœur « dont on devinait seule­ment les bustes dans un éclairage à peine indiqué »[18] ; le Chœur gagnait ainsi en mystère sacré ce qu’il perdait en dynamisme chorégraphique, et l’on peut supposer que la première scène ainsi conçue, soutenue par la musique lunaire de Litaize « manœuvrée sur disque »[19], dut se parer d’une puissante solennité. Cazeneuve avait choisi de jouer fréquemment de la focalisation sur une partie de la scène : « Les projecteurs étaient équipés de manière à pouvoir isoler tour à tour la scène et la tribune ou le centre de la terrasse ».

Il semble que la mise en scène ait porté la plus grande attention à mettre en valeur le texte claudélien, par un travail précis de la diction, mais aussi du son (Cazeneuve œuvrait par ailleurs pour la radio, et Vilar loue particulièrement le verbe de Claudel : selon lui, l’auteur du Soulier de satin serait « le seul qui ait donné à notre théâtre […] le dit, l’incanta­tion dramatique », que le metteur en scène considère comme indispen­sable[20]). Béatrix Dussane témoigne ainsi du travail de la voix recherché par la mise en scène : « Ce que je voudrais vous rapporter, c’est l’effet saisissant, bouleversant de votre texte, ainsi proclamé, dans cette vision nocturne admirablement ménagée, par toute la gamme des effets vo­caux, tantôt la voix humaine isolée (l’acoustique, merveilleuse, avait per­mis de ne pas utiliser de micro pour les scènes proprement dites), tantôt cette même voix chuchotée mais amplifiée (les imprécations de la ser­vante) ou groupées en chœurs parlés d’une merveilleuse justesse de rythme. La montée, notamment, qui aboutit à l’apparition d’Azarias, ac­compagnée d’une musique étonnante a été inoubliable » – il s’agit de la fin de la scène 7, acte II. Les « chœurs parlés » se mêlaient régulièrement aux « chœurs chantés », enregistrés au préalable.

« La Pomme-Grenade »
« Le Poisson »
Maquettes de costumes dessinées par Mario Prassinos, rôle joué par Anna Paglieri. Copyright Mario Prassinos © ADAGP Paris 2007

 

Cazeneuve avait choisi le peintre Mario Prassinos pour créer les costumes[21]. Un simple regard jeté sur les maquettes de ses costumes pour la scène des Arbres du Paradis (II, 7) montre combien ce peintre avait perçu le dynamisme de la scène. Ses esquisses donnent à voir des corps déjà dansants, les bras recourbés au-dessus du visage pour la Pomme-Grenade, étendus asymétriquement de chaque côté du tronc pour l’Olivier, aux mains parsemées de feuilles retombant en une infi­nité de doigts ; son corps noueux est parcouru de lignes courbes et de spirales qui paraissent le maintenir dans un mouvement perpétuel. On peut pressentir que les courbures des oliviers provençaux, argentés et tortueux, inspirèrent Prassinos (le peintre finira d’ailleurs par s’installer à Eygalières, en 1951, aux pieds des Alpilles, dont les paysages ne cesse­ront de l’inspirer ; le motif de l’arbre joue un rôle important dans son œuvre). Des pans de tissus coupés animent le costume de la Pomme-Grenade. Mario Prassinos s’est précisément inspiré de la tirade écrite pour ce protagoniste : des triangles entourent la poitrine ouverte en autant de « rubis comme [d]es papilles de la langue », de sorte que l’« é­troit corset » « craqu[e] » littéralement[22]. Ces triangles font rayonner le cœur de ce corps en étoile, tandis que la tête est elle-même couronnée par des pièces de tissu : la chair de la Pomme-Grenade s’offre comme un corps ouvert et rayonnant, éminemment féminin, recouvert des « ai­guillons du désir » et de « l’appétit », dansant avant même d’avoir com­mencé à bouger. Auréolé des rubis de la Jérusalem Céleste, prégnant de gloire, il s’apprête à lâcher le « jus acide » du désir. Une autre esquisse de ce même personnage nous le montre arborant de très longs cheveux détachés, avançant le pied, un bras replié sur la hanche, et l’autre étendu et ouvert. Le costume est cette fois étroitement serré, respectant les formes du corps féminin : c’est la souplesse et le corps désirable de la femme qui sont alors mis en valeur, comme figure érotique d’un corps saisi par l’agapè. On se prend à regretter que Claudel n’ait assisté qu’aux représentations allemandes de 1953 de Tobie et Sara, dont il souligna le statisme et la lourdeur : même si la mise en scène de Cazeneuve ne donna pas lieu à une véritable chorégraphie, l’heureuse inspiration de Prassinos rencontrait merveilleusement les aspirations fantasmatiques de ce poème dramatique dansé. Devant de telles réalisations, Claudel n’aurait peut-être pas remanié aussi radicalement une scène aux poten­tialités poétiques, exégétiques et chorégraphiques si riches (la seconde version élimine purement et simplement les personnages des arbres du Paradis). Les costumes des deux acrobates mimes jouent à bon escient la carte de l’enfance, du cirque et de la bande dessinée : les esquisses du Poisson, violet et noir, en font un beau spécimen à la gueule ouverte prête à engloutir le jeune Tobie ; le Chien est un bon gros chien mar­ron… Mais l’inventivité mimique semble avoir été supplantée par l’effet-costume. Le personnage d’Azarias se distinguait des autres par un trai­tement plus liturgique – robe grise et noire, proche de celles des Réci­tants qu’animaient aussi quelques raies orangées. Tobie le Vieux portait un manteau fruste, constitué d’empiècements cousus ensemble.

Décor dépouillé, centré sur l’autel de bois et de pierre, prestance du lieu, réalisation qui privilégie le génie du texte associé à la musique et servi par une distribution prestigieuse ou qui le devint (Jeanne Mo­reau par exemple), telles sont les lignes essentielles qui se dégagent de la représentation du festival d’Avignon. Alain Cuny en ange impressionna la presse, de même que Vilar. Cazeneuve joua davantage la carte du cé­rémonial liturgique et de la diction que celle du théâtre total proprement dit – la gestuelle ne prit sans doute pas la place qu’elle méritait, contrai­rement au travail très chorégraphique que fit Pierre Laroche en montant la pièce en 1968 au théâtre du Rideau. Des témoins des premières repré­sentations de Tobie et Sara dans la mise en scène de Jeanne Hamelin rendent hommage à la splendeur de la diction des comédiens dirigés par Cazeneuve, à la beauté sacrée de ces représentations avignonnaises, mais regrettent aussi un certain manque de fraîcheur, une tonalité trop exclusivement cérémonielle, peut-être responsable de la réputation, in­fondée, mais durable, d’austérité liturgique, qui poursuivit la réception de ce drame. 

Hélène de SAINT AUBERT


1. La pièce avait déjà été créée, mais de façon relativement confidentielle, par la troupe de Jeanne Hamelin. La plupart des documents que nous avons pu consulter concernant ces représenta­tions proviennent de la Maison Jean Vilar en Avignon, et nous ont été communiqués par Madame Puaux. Qu’elle en soit remerciée.
2. Cf. entre autres, Marie-Thérèse Serrière, Le T.N.P. et nous, Paris, Corti, 1959 ; Claude Roy, Jean Vilar, Paris, Seghers, coll. « Théâtre de tous les temps », 1968 (rééd. Paris, Calmann-Lévy, 1987) ; Guy Leclerc, Le T.N.P. de Jean Vilar, Bourgeois/de Roux, coll. « 10/18 », 1971 ; Jean-Claude Bardot, Jean Vilar, Paris, Armand Colin, 1991 ; Alfred Simon, Jean Vilar, qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufac­ture, 1987 ; Philippa Wehle, Le théâtre populaire selon Jean Vilar, préface de Claude Roy, Avignon, Actes sud-Alain Barthélémy, coll. « Hommes et récits du sud », 1981. Ouvrages peu bavards en ce qui concerne L’Histoire de Tobie et de Sara, non plus que les écrits de Vilar lui-même d’ailleurs.
3. Marie-Thérèse Serrière, op. cit., p. 26.
4. Ibid., p. 28.
5. Avec trois représentations, c’est ce drame, joué dans la Cour d’honneur, qui comptabilise le plus d’entrées, suivi de loin par Tobie et Sara, qui attire elle-même trois fois plus de spectateurs que la pièce de Clavel, comme le montre le registre des recettes du Festival.
6. Lettre de Béatrix Dussane à Claudel, 7 septembre 1947, inédite, Fonds Claudel, Bibliothèque Nationale, Département des Manuscrits.
7. Ainsi de Maurice Cazeneuve, propos rapporté par Jean-Claude Bardot, op. cit., p. 136.
8. À défaut d’avoir des documents directs sur les représentations de septembre 1947, dont il n’a été conservé aucun enregistrement, nous avons pu écouter cette version conservée à l’I.N.A. (musique de Gaston Litaize, production de la R.T.F., diffusion le 13 février 1951 à 20h30 sur la R.D.F., 1’45”). Exception faite de Jean Vilar, la distribution diffère de celle du Festival : Martine Sarcey (Sara), Jacqueline Morane (Anna), Raymond Pellegrin (Azarias), Bertrand Noël (Tobie le Jeune), Jean Vilar (Tobie le Vieux), orchestre et chœur dirigés par René Alix. Avec Raymond Faure, Jean Claudio, Pierre Reynal, Anne Carpril, Jacqueline Harpet, Jean-Claude Michel, Jacques Burtin, Jacqueline Pasquier, Claude Aburde (cette distribution avait troqué Alain Cuny contre un Azarias plutôt pâle…)
9. Marie-Thérèse Serrière, op. cit., p. 124.
10. Claudel n’affectionnait guère l’actrice, dont il dit le plus grand mal dans son Journal à l’occasion d’une représentation de Jeanne au bûcher (cf. J II, 366-367).
11. Brouillon de lettre de Cazeneuve à Claudel, conservé à la Maison Jean Vilar.
12. Béatrix Dussane, lettre citée.
13. Lettre de Béatrix Dussane, 7 septembre 1947. Elle évoque un « demi-cercle avec deux rampes d’accès ».
14. Marie-Thérèse Serrière, op. cit., pp. 81-82.
15. Et Béatrix Dussane, décidément tout à son rôle, de noter que « cette façade est orientée vers l’est, comme par une prédestination […] » (lettre du 7 septembre 1947).
16. Lettre du 7 septembre 1947.
17. On peut supposer qu’il s’agit pour l’essentiel des parties réservées au Chœur.
18. Lettre du 7 septembre 1947.
19. Ibid.
20. Cité par Jean-Claude Bardot, Jean Vilar, op. cit., p. 140.
21. Peintre lié précocement au mouvement surréaliste (1916-1985). Il fit nombre de costumes pour Jean Vilar, de 1959 à 1964, notamment ceux de Macbeth en 1951, pour le festival et le TNP.
22. L’Histoire de Tobie et de Sara, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 1543.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

Bibliographie

Michel AROUIMI

– Les Apocalypses secrètes : Shakespeare, Eichendorff, Rimbaud, Conrad, Tchekhov, Ramuz, Bosco, Carlo Levi, éd. L’Harmattan, 2007.

Claude PEREZ

– L’ombre double, éd. Fata Morgana, 2007.

Michio KURIMURA

– « In memoriam Père Jacques Bésineau, créateur de la revue L’Oiseau Noir », p. 1. (Note 1)
– « Commentaires sur Cent phrases pour éventails (7) », p. 107. (Note 1)

Jean-Pierre LEMAIRE

– « Sagesse et poésie », dans Études, novembre 2007, p. 511-521.

Michel LIOURE

– « Du bonheur dans le théâtre de Claudel », dans Théâtralia, du texte au spectacle, Mélanges offerts à Halina Sawecka, Wydawnictwo, Université Marie Curie, Lublin, 2007, p. 152-161.

Krystina MODRZEJEWSKA

– « Séduire Claudel », dans Théâtralia, du texte au spectacle, Mélanges offerts à Halina Sawecka, Wydawnictwo, Université Marie Curie, Lublin, 2007, p. 167-174.

Thérèse MOURLEVAT

– « Les Dodoitzu en concert à Tokyo, le 25 novembre 2005 », p. 97. (Note 1)

Michiko NARA

– « Marie-Josèphe Guers : La Maîtresse du Consul (Albin-Michel) », p. 166. (Note 1)

Tetsuro NEGISHI

– « Sur À travers les villes en flammes de Paul Claudel », p. 8. (Note 1)
– « La vente publique des documents du Fonds d’archives Benoist-Méchin à l’Hôtel Drouot », p. 168. (Note 1)

Ayako NISHINO

– « Claudel et Zeami – Réflexion sur un adage de Zeami cité par Claudel (août 1926) », p. 56. (Note 1)

Atsushi ODE

– « La Conférence avec le néant – Paul Claudel et la philosophie orientale », p. 23. (Note 1)
– « La vente publique des documents du Fonds d’archives Benoist-Méchin à l’Hôtel Drouot », p. 168. (Note 1)

Pierre PIRET

– « Le Pari de Claudel », in Les Lettres Romanes, tome LVIII, n°3-4, Université catholique de Louvain, 2004, p. 265 à 277.
– « La préférence négative de Paul Claudel », in Logiques et écritures de la négation, sous la direction de Ginette Michaux et Pierre Piret, Éditions Kimé, 2000, p. 77 à 112.

(Note 1) : L’Oiseau Noir, n° XIV, Cercle d’études claudéliennes au Japon, 2007.

Voir compte rendu dans le Bulletin 187, p. 67-69.