Journal

P. Claudel vers 37 ans - D.R.
P. Claudel vers 37 ans – D.R.

Le Journal de Paul Claudel est un manuscrit de 10 cahiers, publié et annoté par les soins de Jacques Petit et François Varillon dans la collection de la Pléiade en deux tomes, en 1968 et 1969. « Commencé à Foutchéou, septembre 1904 », il se poursuit jusqu’au 19 février 1955, quelques jours avant la mort de l’auteur.
Ces cahiers ont été d’abord pour Claudel, dans les premières années, un recueil de citations bibliques et patristiques, en rapport avec la crise passionnelle qu’il venait de vivre : un « cahier de citations », écrivait-il à Gide auquel il le confiait pour son édification, entrepris lors de sa « plus grande détresse morale », et qui ne cessera de s’accroître en proportion de l’attention et de l’intérêt qu’il portera de plus en plus aux Écritures. Peu à peu, ce journal s’enrichit de réflexions et de notations de tous ordres, inspirées par les méditations, les lectures et les impressions de Claudel. Il devint progressivement un « fourre-tout », où l’auteur consignait, d’abord sans ordre et au fil de la pensée, puis avec un respect de plus en plus constant de la datation, les événements de sa vie personnelle et de sa carrière diplomatique, littéraire et théâtrale. Ce Journal, auquel Claudel était très attaché, constitue finalement, sous une forme éclatée, dispersée, mais directe et spontanée, un monument où s’inscrit, au jour le jour, le détail de sa vie personnelle, professionnelle, artistique et spirituelle.
On y suit d’abord le diplomate et le voyageur dans ses déplacements, ses affectations successives en Chine, en Autriche, en Allemagne, en Italie, au Brésil, au Danemark, au Japon, aux États-Unis, en Belgique. On assiste à ses occupations de consul puis d’ambassadeur, à ses tractations diplomatiques, économiques et politiques, à ses contacts avec les administrateurs, les hommes d’affaires et les chefs d’État, à ses allées et venues lors de ses vacances en France, à ses tribulations pendant les deux guerres, à ses séjours en famille au château de Brangues à partir de sa retraite en 1935. Le Journal offre à cet égard une chronologie précise et continue de la vie de Paul Claudel, de sa carrière et de ses activités dans tous les domaines.
Claudel consigne aussi dans son Journal non seulement les événements et les moments essentiels de sa vie de poète et de dramaturge – éditions, répétitions, représentations, négociations avec les metteurs en scène et les acteurs -, mais aussi les phases et l’évolution de son inspiration, les germes et les ébauches de ses compositions. On découvre ainsi dans le Journal la genèse et la progression des œuvres en chantier, des Grandes Odes aux Cent phrases pour éventails et de la Trilogie au Soulier de satin : l’histoire de leur conception et de leur élaboration, depuis les premières intuitions jusqu’aux étapes de la rédaction, de la correction, de la publication. L’écrivain transcrit dans son Journal des projets, des phrases ou des fragments de l’œuvre en gestation : le schéma rêvé d’une suite à la Trilogie, telle réplique à insérer dans Le Soulier de satin, une première version de la Parabole d’Animus et Anima, le récit d’un voyage à Angkor qui sera repris dans Le Poëte et le vase d’encens, les impressions d’une visite aux musées de Hollande intégrées, mises en forme et amplifiées dans l’Introduction à la peinture hollandaise. Le Journal constitue ainsi comme un réservoir d’idées, d’images et d’expressions, parfois aussi de boutades et de bons mots, où l’écrivain puisera pour nourrir ses œuvres.
Au fil de ses lectures, de ses expériences et de ses réflexions, Claudel note également les sentiments que lui inspirent les événements, les personnages et les écrits, historiques ou artistiques, auxquels il s’est intéressé. Le Journal recueille et reflète alors, dans leur jaillissement immédiat, toutes ses idées politiques, littéraires, scientifiques, philosophiques et religieuses. On y voit l’aveu sans détours de ses goûts et de ses dégoûts, de ses amitiés et de ses inimitiés, de ses répugnances et de ses refus. On lira dans le Journal les jugements, souvent abrupts, portés sur les écrivains, les politiciens, les artistes et les penseurs, passés ou contemporains, qui ont déchaîné son admiration ou son indignation, excité sa verve ou sa vindicte. On y saisira sur le vif sa condamnation des hérésies religieuses, sa rancune envers les critiques universitaires, son horreur de l’hitlérisme et du communisme, son opinion, d’abord hésitante et rapidement arrêtée, sur le régime de Vichy, sa protestation contre les représailles allemandes et les exactions subies par les Juifs pendant la guerre. Le Journal permet ainsi de mesurer l’immense étendue de sa culture et la vivacité de l’intérêt qu’il portait aux événements et aux idées politiques, historiques, artistiques et philosophiques.
Bien que le Journal n’ait pas été conçu comme un journal intime, il comporte enfin une foule de notations, de souvenirs et de réflexions qui offrent tous les éléments d’un autoportrait. Claudel, critique envers l’introspection qui lui semblait n’offrir qu’un regard complaisant et déformant sur soi-même, était néanmoins très attentif aux traits les plus instinctifs et parfois les plus violents de son tempérament, conscient des défauts les plus fâcheux de sa nature et de son comportement, mais aussi soucieux de demeurer fidèle à ses sentiments et à ses devoirs religieux. Il s’ensuit que le Journal de Claudel jette une lumière extrêmement vive et crue sur la personnalité souvent controversée de l’homme et sur les secrets de sa vie intérieure. Il recèle aussi des souvenirs émus sur son enfance et ses parents, ses lectures et sa formation, ses ambitions et sa vocation de voyageur, d’artiste et de croyant.
Beaucoup plus développé que les notations succinctes des agendas de Chine auxquels il a succédé, plus spontané que la correspondance et les écrits destinés à la publication, plus précis que les souvenirs précieux mais parfois un peu distants des Mémoires improvisés, le Journal est un document capital offrant une somme inégalée d’informations sur la vie, la personnalité, l’œuvre et la pensée de Paul Claudel.

Bibliographie :
. « Introduction » de François Varillon et « note » de Jacques Petit dans l’édition du Journal de Claudel, Gallimard, la Pléiade, 1968, t. I, p.VII-LXX.
. Comptes rendus de presse lors de la publication du Journal : Le Monde, 27 juillet 1968 (Fr. Varillon) et 22 février 1969 (Pierre-Henri Simon), L’Express, 9 décembre 1968 (Madeleine Chapsal), Les Nouvelles littéraires, 19 décembre 1968 (Jacques Petit), La Croix, 20-30 décembre 1968 (Lucien Guissard), Paris-Presse, 11 janvier 1969 (Kleber Haedens).
. Robert Kanters, « Entre l’homme et l’œuvre. Le Journal de Paul Claudel », La Revue de Paris, avril 1969.
. V.H. Debidour, « Autour du Journal de Claudel », Le Bulletin des Lettres, n°306, Lardanchet, 1968.
. Pierre Brunel, « Sur quelques passages du Journal« , dans Paul Claudel 9, Revue des Lettres Modernes, n°310-314, 1972 (5).
. Jean-Hervé Donnard, « Symboles et paraboles dans le Journal de Claudel », Bulletin de la Société Paul Claudel, n°92, 4e trimestre 1983.
.Béatrice Didier, « Le Journal intime : pourquoi et pour qui ? », ibid.
.Michel Autrand, « Le Journal de Claudel à la lumière de Renard », Bulletin de la Société Paul Claudel, n°93, 1er trimestre 1984.
. Gérald Antoine, « Correspondance et journal chez Claudel », dans Les Écritures de l’intime, Actes du colloque de Brest, Paris, 2000.

EXTRAIT DU JOURNAL I Départ le 17 [avril 1925] avec Pierre. Blois. En auto jusqu'à Celettes. Visité le joli petit château de Lutaines entre la forêt et le Beuvron. Descendu le Beuvron jusqu'à la Loire et la Loire jusqu'à Amboise. Magnifique ouverture fluviale, la grande Route de la France vers la mer. Tours. Hôtel du Faisan. Vieilles maisons en décrépitude retenant avec peine leurs écailles sur leur chair putréfiée et vermoulue. En tortillard jusqu'au Mans. Cathédrale du Mans. J'étais loin de m'attendre à cette chose superbe. Taillée dans un pur froment de lumière, dans un rayon angélique que par endroits un rose délicat vient colorer (comme la Certosa de Pavie). Étonnante alliance de l'arceau largement ouvert et de l'étroite ogive à lancettes d'une énergie et d'un élan extraordinaires. Au-dessus du cœur (sic) rencontre et alliance prodigieuse de toutes les courbes entrecroisées dans le plus riche des lacs géométriques. Coup de génie de cette grande ogive aiguë qui ouvre le chœur. [p. 669]