Claudel et la politique

Claudel a passé l’essentiel de sa longue vie loin de Paris. Ses fonctions l’ont longtemps obligé à un devoir de réserve. Il a servi loyalement la République, quoi qu’il ait pensé de la politique menée par ses gouvernements. Jusqu’en 1935, il confie ses indignations à son Journal et sa vision de l’État à quelques-unes de ses pièces. La retraite lui donne sa liberté de parole.

Dans les années 1930, il tient le régime hitlérien pour totalitaire et antichrétien à la fois. Hitler est « démoniaque » et l’Allemagne « vouée à Satan ». Le pacte germano-soviétique lui fournit un argument. « Les deux suppôts de l’enfer sont faits pour se comprendre ». Il a un mot caractéristique : « Gog et Magog. Le Fascisme et le Communisme ». Claudel est alors un antitotalitaire chrétien que l’on peut rapprocher de Paul Tillich, de Jacques Maritain ou du pape Pie XI dans l’encyclique Mit brennender Sorge.

En juin 1940, le républicain antinazi se rend à Alger avec l’espoir de s’y rendre utile. C’est à Brangues qu’il passe les années d’Occupation. Il pèse « le passif » et « l’actif » de l’événement. Il savoure la déroute des caciques radicaux-socialistes et francs-maçons et l’abolition des lois anticléricales. Le passif l’emporte néanmoins, qui tient à l’Occupation et à la rupture avec l’Angleterre. Il juge les conditions de paix « effroyables et honteuses », pointant notamment la livraison des réfugiés. Ses « Paroles au maréchal » sont moins une déclaration d’allégeance qu’un texte patriotique. Son maréchalisme dure d’ailleurs peu de temps. Dès l’automne 1940, il passe dans une opposition de plus en plus résolue. Son commentaire des entretiens de Montoire est clair : « On cède tout ». Les partisans de l’ordre nouveau ne s’y trompent pas : il est rapidement catalogué comme anglo-gaulliste. L’antisémitisme d’État le scandalise. En 1942, il adresse une lettre au grand-rabbin Isaïe Schwartz pour protester contre la législation anti-juive. Cette lettre circule et lui vaut la vindicte des collaborateurs.

Claudel a certes des bouffes phobiques mais aussi une connaissance des dossiers et une capacité d’analyse. Il refuse ainsi d’imputer la défaite à la République et souligne la lourde responsabilité du commandement. C’est prendre le contre-pied de la doctrine officielle. Qui a été un diplomate de haut rang ne peut pas ne pas accorder une grande importance à l’aspect mondial de la guerre. En 1940-1941, son analyse géostratégique est celle du général de Gaulle. Très tôt il comprend, avec une belle intelligence de la chose militaire, que les Allemands dispersent leurs forces sur un territoire trop vaste. Il saisit immédiatement l’importance de l’attaque contre l’URSS. La note consacrée à la bataille de Stalingrad montre qu’il en a perçu l’importance historique. L’anticommuniste comprend que l’Armée rouge fait une bonne partie du travail.

En 1944, Claudel consacre une ode à de Gaulle. L’homme du 18 juin, plus que l’Assemblée constituante, est, pour lui, le porte-parole d’une communauté nationale dont seuls sont exclus les traîtres. Sa « volonté » n’est pas de trop face aux difficultés de sa tâche historique. Claudel lui sait gré de contrarier les entreprises du parti communiste. De Gaulle le fait nommer au conseil national du RPF. Il garde sa liberté d’appréciation. Comme, libéral en économie, il a regretté les nationalisations de 1945, il désapprouve la géopolitique du général. S’il est, comme lui, hostile à l’URSS, il est ouvertement favorable à l’Alliance atlantique et se refuse à tout anti-américanisme. C’est au Figaro qu’il confie ses réflexions ; il ne publie qu’un texte, non politique, dans le mensuel gaulliste Liberté de l’esprit et aucun dans Le Rassemblement.

De Gaulle et Claudel partagent un même sens de l’État qu’ils veulent actif, efficace. Le second écrit : « L’État commande et l’initiative individuelle exécute ». Ces deux pragmatiques se montrent sévères à l’égard des partis. La partitocratie qu’est la IVe République et ses présidents du Conseil impuissants suscitent cet appel : « Vivement un chef ! ». Quand de Gaulle n’est plus qu’un chef de parti aux élections législatives de 1951, Claudel donne sa voix au MRP qui a glissé au centre droit, mais qui est le parti de l’unification européenne.

Son anticommunisme quasi viscéral ne suffit pas à définir le dernier Claudel. On est tenté de le voir comme un gaulliste de droite. Son double souci de la compétence et de l’économique l’apparente à ces technocrates dont la Ve République, plus tard, fera des ministres et des experts. Mais son patriotisme n’exclut pas une forte conscience européenne. Sa politique surtout fait la part plus belle encore à sa foi qu’à la nation. Le sort fait à l’Église, la liberté des croyants commandent ses choix. En se posant comme gaulliste, conservateur-libéral, europhile et atlantiste, le poète catholique concentre toutes les variantes, parfois dissonantes, du politiquement incorrect. Après 1945, les normes de la légitimité intellectuelle le prennent à contre-pied. L’anticapitalisme de Bernanos et surtout l’anticolonialisme de Mauriac rendent ces deux catholiques plus acceptables à une intelligentsia dominée par l’idéologie progressiste.

Jeanyves Guérin
Université de Marne-la-Vallée
Jeanyves.Guerin@univ-paris3.fr

 

Bibliographie :
Claudel politique, textes réunis par Pascal Lécroart, Aréopage, 2009.
Christopher Flood, Pensée politique et imagination historique dans l’oeuvre de Paul Claudel, Les Belles Lettres, 1991.