Claudel à Villeneuve

Le pays de L’Annonce faite à Marie

Le 6 août 1868, Paul Claudel a vu le jour dans l’ancien presbytère de Villeneuve-sur-Fère. Par les Thierry – ses ancêtres du côté maternel – sa mère Louise-Athénaïse Cerveaux (qui épousa en 1862 un Lorrain : Louis-Prosper Claudel), est originaire de ce petit village du Tardenois, situé dans l’Aisne.

A partir de 1870, les Claudel passent leurs vacances  dans la maison plus vaste et confortable héritée du curé Nicolas Cerveaux, face au presbytère. Né au sein d’une famille que son tempérament orgueilleux et ses ambitions bourgeoises isolent, Paul grandit à l’ombre de l’église, dans une campagne rude, au contact des paysans, au rythme des fêtes liturgiques et des travaux agricoles. A Villeneuve, en 1881, Paul, alors âge de 12 ans,  assiste à l’agonie de son grand-père Athanase Cerveaux. Cette expérience terrifiante fonde son horreur et son refus de la mort.

Habité très tôt par sa vocation créatrice, le poète partage avec sa sœur Camille la passion des balades. Le futur poète rêve de conquêtes fabuleuses, chantées tout bas, tandis que sa sœur ébauche en pensée les groupes à tirer de l’argile trouvé en chemin. La Hottée du diable et ses rochers de grès monstrueux est le terrain de jeu des deux jeunes artistes. Leur imagination puissante se nourrit des légendes, histoires et rumeurs que leur bonne Victoire, la fille du garde chasse du duc de Coigny et ancienne bonne du curé,  brode à l’infini. D’elles naîtront plus tard Tête d’Or, la Jeune Fille Violaine, l’Annonce faite à Marie, l’Otage, le Pain dur, ces drames enracinés en Tardenois et qui en restituent l’atmosphère pluvieuse, le climat sacré, l’élan mystique, si bien décrits par le poète dans sa conférence de 1937 : « Mon Pays ».

Bibliographie
Marie-Victoire Nantet et Madeleine Rondin dir., Origine d’une œuvre. Mémoire d’un pays. Camille et Paul Claudel en Tardenois, CRDP Amiens, 2003.
MV. Nantet, MD. Porcheron, A. Rivière dir., textes présentés par S. Gauthier, Sur les traces de Camille et Paul Claudel, archives et presse, Poussière d’Or, 2009.
Marie-Victoire Nantet, Camille et Paul Claudel. Une enfance en Tardenois, Éditions Bleulefit, 2011.

"On loue à grand prix sur les plages à la mode ces villas qui vous assurent "une belle vue sur la mer". Et moi aussi la Providence, dès mon berceau, m'a assuré un poste sur un promontoire. Une vue sur la mer. Non point une mer liquide, mais un océan céréal prolongeant sa houle d'émeraude et de feu jusqu'aux extrémités de l'horizon. Une plaine d'or mûrissant sur laquelle l'été promène l'ombre des grands nuages empourprés. Dès mon enfance, je n'ai cessé de recevoir sur mon visage cette haleine de solennité et de tempête. Tout à l'infini était libre et ouvert devant moi. Elle était grande ouverte devant moi, et je la contemplais d'un œil avide, cette porte immense par laquelle il ne cesse d'arriver quelque chose ! "Par derrière il y a la forêt, cette sombre forêt de Beuvardes et de la Tournelle sur le seuil de qui jaillit cette fontaine, accompagnée d'un lavoir désert, qu'on appelle la fontaine de la Sibylle. "Quel beau pays ! quel rude et sévère pays à l'écart de tout ! quel vieux pays, un des plus vieux de notre Gaule immémoriale ! Un coin de ce Tardenois gallo-romain, dont le sol livre encore des fragments de poterie, des monnaies barbares et des lames d'épées. On voit près de Fère ce rocher isolé appelé le Grès-qui-va-boire parce qu'au coucher du soleil son ombre essaie d'atteindre l'Ourcq et qui, au dire de M. Etienne Moreau-Nélaton, qui a consacré à toute cette région un admirable ouvrage, n'a cessé longtemps d'être dans le pays l'objet d'une révérence secrète.

"C'est là que je suis né, dans un vieux village dont Pintrel, l'ami de La Fontaine, fut longtemps le Seigneur, et où ce conservateur des Eaux et Forêts a dû passer plus d'une fois.Une vieille peinture endommagée de l'église conserve, paraît-il, ses traits. Aussi près que possible de la vieille mère ogivale, dans un antique bâtiment qui ne s'interrompit que pour peu de temps d'être le presbytère, c'est là où j'ai appris le français, le vrai français, un français tout près de sa source, le parler tout frais de l'Ile-de-France. C'est là où, quelque pomme à la main, je lisais avidement parmi les tomes délabrés de la " librairie " de mon grand-oncle, au chant désolé de tout ce que la pluie d'automne a de plus noir et de plus glacé, L'Énéide et la Vie des Saints d'Alban Butler. C'est là où la prosodie me fut enseignée, et ce n'est aucun Dictionnaire des Rimes que j'eus besoin d'acheter, mais la grande voix catholique des psaumes, ce grand psaume 113 des vêpres en particulier, In exitu Israël de Aegypto, qui m'emportait comme une Marseillaise. C'est là où le soir, au retour de promenades interminables, dans le passage ténébreux des chars et des animaux qui retournent à l'écurie, je reçus le commandement d'armées imaginaires et de quelles expéditions fabuleuses ! "C'est là aussi, à ce flux enseveli qu'on a bien tort, puisqu'il est toujours là, d'appeler le passé, qu'est revenu, une fois encore, ces jours-ci, s'abreuver, aux rayons du soleil déclinant, l'ombre tournante du Grès-qui-va-boire. J'ai revécu toute cette histoire des deux sœurs et de la lépreuse parmi ces monstres farouches du Géyn qui épouvantaient mon enfance, que m'ont contée je ne sais quelles bouches d'où La Bruyère, Chinchy, Cramail, Saponay, de nouveau ces noms poignants et chéris, ont retenti aux oreilles silencieuses de ma mémoire. Où est-ce que j'ai été la chercher cette grande histoire que commémoraient trois fois par jour aux différentes étapes de la journée les trois coups au-dessus de ma tête de la Salutation angélique ? Cette relation déchirante de quelque chose qui ne fut jamais et qui à jamais ne cessera plus d'arriver ! "C'est moi, le Grès-qui-va-boire !"

Paul CLAUDEL. Paris, le 12 mars 1948. Article paru dans L'illustration et reproduit dans Théâtre Gallimard, coll. Pléiade, tome II, p. 1 397.