Cinq Grandes Odes

De retour en Chine après la renonciation à son engagement monastique, Claudel rencontre Rosalie Vetch – une « conflagration » dont « l’ébranlement » hante les poèmes de la période 1901-1905, la deuxième section de Connaissance de l’Est, Cinq Grandes Odes et Art poétique, avant de hanter toute l’œuvre. Dans la première des odes, Les Muses, l’invocation à Erato, inspirée de Rosalie comme Ysé de Partage de midi, rompt l’homogénéité d’une ode où la description du motif païen et mythologique des Muses, inspiré de la frise sculptée d’un sarcophage du Louvre, donne une représentation symbolique de la parole poétique. Au poète qui par sa parole célèbre Dieu succède et s’oppose l’amant emporté dans le dehors du monde et dans la destruction. Il est difficile de dater cette ode : est-elle composée à Solesmes (partie catholique), puis en 1901 après la rencontre avec Rosalie Vetch, ou achevée en 1904 ?
Marié, de retour en Chine, à Pékin, « d’un vieux empire le décombre principal », puis à Tien-Tsin, Claudel compose successivement quatre autres odes : L’Esprit et l’eau (juin-septembre 1906), Magnificat (décembre 1906-avril 1907), La Muse qui est la Grâce (avril-juin 1907), La Maison fermée (juillet 1907-janvier 1908). Les Cinq Grandes Odes, publiées en 1910 (L’Occident), unissent la biographie, la poétique, l’extase lyrique et religieuse.
La pénitence imposée par la culpabilité de l’amour pour Rose (Rosalie Vetch, dans L’Esprit et l’eau), est suivie, symboliquement, dans le Magnificat (III), au cœur du recueil, de l’image du père célébrant la naissance de sa fille Marie, placé dans le « suspens de son existence ». La Muse qui est la Grâce (IV) écarte la tentation mystique et renvoie le « fils de la terre », le « lourd compère » à sa condition. La Maison fermée (V), qui oppose aux neuf Muses païennes « intérieures » « les Quatre Grandes Extérieures », « les quatre vertus cardinales » de la théologie, la Prudence, la Force, la Tempérance, la Justice, et soumet la parole poétique à une éthique qui puise à la théologie thomiste, fait de Reine, l’épouse, la gardienne du poète. Le sacrement du mariage sublime le désir en une relation réelle à Dieu.
Le recueil ordonne une existence. Les Muses (I) s’achève sur la déflagration du monde contemplée par le couple adultère. Dans La Maison fermée (V), le poète, dans un univers clos, communie dans la foi catholique avec tous les morts et tous les vivants. À L’Esprit et l’eau (II), où dans l’ultime vision digne de Dante le poète pénitent accède à la vision de la Sagesse de Dieu, s’oppose la quatrième ode, dialogique et dramatique, correspond La Muse qui est la Grâce, où le poète, tenté par la Grâce, refuse la « liberté », et s’en « retourne désespérément vers la terre ». Sommet et centre du recueil, le Magnificat (III), célèbre Dieu qui, par la conversion, a libéré le poète de ses ennemis (les philosophies et les esthétiques) et lui a donné une vie catholique, don qu’il renouvelle à son tour en sa fille Marie.
Servies par l’expressivité du verset, et la répétition dont Claudel fait un principe musical de composition, les odes sont intensément lyriques. L’émotion y est constante, face à la femme, dans la prière, face à l’enfant, dans la communion. L’ivresse, traditionnellement païenne, prend un sens catholique : elle est joie triomphante. La Muse devient la Grâce, la Bacchanale se fait chant de glorification de Dieu. Dans ces « symphonies », Claudel reprend des motifs présents dans son théâtre antérieur : l’amour, la femme rappellent Lâla de La Ville (1898) et Ysé de Partage de midi (1905) ; l’eau, dans L’Esprit et l’eau comme dans Connaissance de l’Est, est lien universel et principe de dissolution. Cette écriture lyrique est mise au service d’une poésie catholique : le poète, qui a rompu avec le monde historique, rassemble la terre pour en faire l’offrande à Dieu. Figuré par le prêtre, le père, l’homme, le poète rend à chacun ce qu’il lui doit, à Dieu, l’esprit, à la femme, la vie, à l’homme le sens catholique du monde. La poésie, comme le montre la référence à la messe dans La Maison fermée, est communion universelle en Dieu. Les moments les plus didactiques doivent être lus comme des actes de foi : car l’ode est un chant de célébration offert à Dieu, chant de la créature humble et désormais soumise qui magnifie Dieu, Magnificat.

Didier Alexandre
 

Bibliographie :
Œuvre poétique, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967 ; Poésie/ Gallimard, avec une préface de Jean Grosjean.
Nina Hellerstein, Mythe et structure dans les Cinq Grandes Odes de P. Claudel, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Les Belles Lettres, 1990.

 

LES MUSES

Les Neuf Muses, et au milieu, Terpsichore !
Je te reconnais, Ménade ! Je te reconnais, Sibylle ! Je n'attends avec ta main point de coupe ou ton sein même
Convulsivement dans tes ongles, Cuméenne dans le tourbillon des feuilles dorées !
Mais cette grosse flûte toute entrouée de bouches à tes doigts indique assez
Que tu n'as plus besoin de la joindre au souffle qui t'emplit
Et qui vient de te mettre, ô vierge, debout !
Point de contorsions : rien du cou ne dérange les beaux plis de ta robe jusqu'aux pieds qu'elle ne laisse point voir !
Mais je sais assez ce que veulent dire cette tête qui se tourne vers le côté, cette mine enivrée et close, et ce visage qui écoute, tout fulgurant de la jubilation orchestrale !
Un seul bras est ce que tu n'as point pu contenir ! Il se relève, il se crispe,
Tout impatient de la fureur de frapper la première mesure !
Secrète voyelle ! animation de la parole qui naît ! modulation à qui tout l'esprit consonne !
Terpsichore, trouveuse de la danse ! où serait le chœur sans la danse ? quelle autre captiverait
Les huit sœurs farouches ensemble, pour vendanger l'hymne jaillissante, inventant la figure inextricable ?
Chez qui, si d'abord te plantant dans le centre de son esprit, vierge vibrante,
Tu ne perdais sa raison grossière et basse flambant tout de l'aile de ta colère dans le sel du feu qui claque,
Consentiraient d'entrer les chastes sœurs ?
Les Neuf Muses ! aucune n'est de trop pour moi ! Je vois sur ce marbre l'entière neuvaine. À ta droite, Polymnie ! et à la gauche de l'autel où tu t'accoudes !
Les hautes vierges égales, la rangée des sœurs éloquentes
Je veux dire sur quel pas je les ai vues s'arrêter et comment elles s'enguirlandaient l'une à l'autre
Autrement que par cela que chaque main
Va cueillir aux doigts qui lui sont tendus. (…)

 

Cinq Grandes Odes. "Les Muses". Œuvre Poétique, Gallimard, Pléiade, p. 221