Sur la langue

Dans l’entre-deux-guerres, la langue de Claudel a fait l’objet de violentes attaques, venues essentiellement du camp néoclassique. Citons, par exemple, ce propos de Joseph de Tonquédec en 1917 :

Ce qui est beaucoup plus intolérable, ce sont les libertés voulues que Claudel prend avec la grammaire. Il use envers notre langue de procédés despotiques. Les règles les plus essentielles n’existent plus pour lui. Il les viole avec impudence et délices. […] J’estime que l’on rencontrerai à côté des latinismes, d’emprunts au français archaïque, d’innovations fondées sur l’analogie, etc., des phénomènes grammaticaux qui rentrent simplement dans la catégorie des difformités, pour ne pas dire des monstruosités.

Cette « grammaticalisation » de la critique marque la sacralisation de la langue commune contre « l’individualisme anarchique » du discours littéraire.

Ces attaques vont provoquer chez le poète un retour réflexif sur les questions de langue : la syntaxe, le rapport de la langue orale et de la langue écrite, la faute de grammaire, mais aussi sur des notions plus idéologiques comme la « clarté française » ou le « génie de la langue ». Claudel va opposer aux critiques une série de réponses argumentées. Il justifie d’abord son usage de la langue en revendiquant son enracinement dans le terroir français : « Quant à moi, qui suis un Français d’Ile-de-France, né entre Racine et La Fontaine, […] moi qui descend d’une lignée de paysans français issus du terroir de Notre-Dame de Liesse, […], M. Pierre Lasserre m’accuse de ne pas connaître une langue qui m’appartient par droit d’héritage et de primogéniture » Cette référence définit une légitimité fondée en nature. Ensuite, Claudel répudie les hiérarchies traditionnelles – sociales, politiques, esthétiques – qui ordonnent le discours sur la langue littéraire : il déconstruit par exemple le mythe de la « clarté française » (la langue française n’est pas plus claire qu’une autre), rejette le fétichisme de la langue écrite et vide de son sens la notion de faute grammaticale. C’est tout le discours académique et mondain sur la langue qu’il récuse par là, celui des puristes, des critiques néoclassiques et autres amateurs de « querelles de langage »…

Les positions du poète sont sur ces points en affinité avec l’effort de construction de la langue comme objet qu’accomplit la linguistique de son temps. Même s’il prend appui sur une information linguistique partielle et de seconde main, même si sa visée est instrumentale, c’est bien vers les linguistes et les historiens de la langue que Claudel se tourne dans « Sur la Grammaire » (1930) pour se défendre des attaques qui le visent. Il se place sous le patronage des « philologues les plus distingués de la Sorbonne », fait l’éloge de la démarche libérale du grammairien classique Vaugelas et cite à plusieurs reprises Ferdinand Brunot. Par leur rigueur intellectuelle, ces discours savants sont autant de modèles méthodologiques qu’il oppose – et c’est bien là un signe du substrat polémique de sa réflexion – aux petites « explosions lyriques » de la critique littéraire.

En tant que diplomate, Claudel reprend la tradition de célébration du « génie de la langue » : au moment même où Beaunier et Lasserre lui reprochent de « rompre avec l’ordre et le génie » de la langue nationale, il fait, dans ses conférences diplomatiques, l’éloge de la « clarté française ». Il va cependant en modifier la définition académique, faisant de celle-ci non plus l’essence intemporelle de la langue mais le résultat d’une conquête historique. L’écrivain qui est censé incarner le sommet du génie national et la clarté française portée à son point de perfection, Racine, est soigneusement écarté de ses conférences. Et la révolution romantique est posée comme le moment le plus important de l’histoire de la langue et de la littérature.

Comme poète, Claudel ne répond pas aux accusations d’atteinte à ce bien commun qu’est la langue (« innombrables violations de la syntaxe », style « fuligineux », « subjectivisme lyrique incommunicable »…) en revendiquant pour la poésie, comme on aurait pu l’attendre, « un autre état de la parole ». Cet admirateur de Rimbaud et de Mallarmé ne cesse, au contraire, de souligner le continuum qui unit l’usage littéraire à la langue commune et de faire l’éloge des ressources ordinaires de la langue. Puisque le besoin expressif est un universel, le style littéraire ne peut être conçu comme déviant par rapport à l’usage commun. Cette proposition connaît une double formulation. Claudel affirme d’abord que les trouvailles du locuteur ordinaire doué du sens de la langue (par exemple un « charcutier réclamant ses factures » qu’il oppose avec provocation à Flaubert le « mal doué ») ou certains styles épistolaires particulièrement vivants (par exemple celui de la mère de Colette ou de sa sœur Camille) procèdent du même « génie expressif » que celui de l’écrivain. Dans une relation symétrique, il pose que les grands auteurs s’emparent d’une langue riche de toute l’expressivité commune qu’ils exemplifient. Sur ce point, la position du poète est très proche de celle du linguiste Charles Bally : le « milieu naturel » de l’expression littéraire est la langue commune, une différence de degré, non de nature, les sépare.

Quand il décrit le travail de l’écrivain aux prises avec le lexique et la syntaxe, Claudel affirme clairement la prééminence de celle-ci : la phrase s’accorde au rôle majeur de la composition dans l’esthétique claudélienne et s’impose comme la traduction langagière de la notion de rapport. La préférence de Claudel lecteur va à la phrase complexe présentant une structure hiérarchique. Si ce modèle phrastique est pour lui la forme par excellence de l’art littéraire, c’est parce qu’il constitue le cadre idéal dans lequel peuvent se déployer les valeurs prosodiques et rythmiques qui, précisément, ne sont que rapports, de timbres, de longueur, de « couleur »… L’importance qu’il accorde aux propriétés phonologiques, syntaxiques et rythmiques de l’idiome dans l’art littéraire constitue une réponse aux critiques néo-classiques qui l’accusent de soumettre la langue à son caprice d’écrivain. Contre ce grief, Claudel réaffirme énergiquement la valeur du commun de la langue, compris à la fois comme code collectif, supérieur à tous les usages, mais aussi comme usage ordinaire du langage. C’est dans cette perspective que l’on peut interpréter le style des dernières versions de ses drames : par l’emploi du parlé populaire conçu comme langage de la « communauté humaine », Claudel s’essaye à un approfondissement stylistique de cette dimension commune de la langue. Mais la contradiction n’en reste pas moins évidente pour tout lecteur entre ses références théoriques au parler ordinaire et son écriture poétique et dramaturgique, qui s’impose, au contraire, comme une expression littéraire en rupture avec les formes banales du langage, qui s’est incorporée les grandes œuvres de l’Antiquité, les textes classiques français et étrangers et le fonds linguistique français dans sa totalité… C’est précisément cette tension que tente de cerner avec beaucoup de perspicacité Jacques Rivière dans une lettre qu’il adresse à Claudel en 1910 après la lecture des Cinq grandes Odes : « Si vous me le permettiez, je vous dirais que je n’ose pas vous appeler un poète français. Votre œuvre n’a dans notre passé littéraire aucune préparation. […] Il faut remonter aux Grecs pour vous trouver des précurseurs. Même Shakespeare, même Dante ne vous annoncent pas. Vous n’êtes pas de leur lignée, mais seulement grec et biblique. Je ne veux pas dire que vous ayez l’air d’un barbare parmi nous. Mais la seule chose par quoi vous vous trahissez français, c’est cette formidable propriété des mots ; c’est bien notre langue que vous parlez, et avec une justesse énorme que nous ne soupçonnions pas, — commandant aux mots de produire à chaque instant (pour justifier leur sens) tout leur passé, toute leur histoire. Mais justement, cette espèce même de propriété violente est celle de quelqu’un qui dompte avec génie une langue, non celle de quelqu’un qui s’y soumet et qui la suit. »

 

Emmanuelle Kaës

 

Textes de Claudel [Bibliographie sélective]
Réflexions et propositions sur le vers français (1925), Œuvres en prose, « Bibliothèque de la Pléiade ».
« Un témoignage sur Ramuz » (1926), Œuvres en prose, « Bibliothèque de la Pléiade ».
« La Langue française », conférence prononcée le 27 août 1922, Supplément aux Œuvres Complètes II.
« Sur la grammaire » (1930), Œuvres Complètes, tome XVIII, Gallimard.
Le Soulier de satin, IIIe Journée, scène 2, Théâtre II, « Bibliothèque de la Pléiade ».

Bibliographie critique
Gérald Antoine, « Claudel et la langue française », La Table Ronde, n° 194, mars 1964.
Emmanuelle Kaës « Claudel et la ”clarté française” », Paul Claudel et l’histoire littéraire, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 2010.
Emmanuelle Kaës, Claudel et la langue, Garnier, 2011.
Paul Claudel : les manuscrits de l’œuvre en chantier. Éditions universitaires de Dijon, 2005.
La Linguistique de Claudel, Garnier, 2014.

SUR LA GRAMMAIRE1

Les grammairiens français depuis le XVIIe siècle se sont partagés en deux écoles, l’une que j’appellerai celle des savants, des artistes ou des amateurs (dans le bon sens du mot) pour qui seul le fait linguistique est intéressant par lui-même en dehors de toute application pratique. Cette école a pour fondateur Vaugelas et, si je ne me trompe, elle a pour représentants aujourd’hui les philologues les plus distingués de la Sorbonne, tels que MM. Ferdinand Brunot, Meillet et Vendryes. Son principe est ainsi exprimé dans les Remarques sur la langue française (1647) : ceux-là se trompent lourdement et pèchent contre le premier principe des langues qui veulent raisonner sur la nôtre et qui condamnent beaucoup de choses généralement reçues parce qu’elles sont contre la raison : car la raison n’y est point du tout considérée, il n’y a que l’usage et l’analogie.

À cette maxime dorée il n’est pas besoin de dire que je souscris personnellement de tout cœur.

Les gens d’en face, dont nous allons nous occuper tout à l’heure répondent qu’il s’agit du bon usage, autrement dit de l’usage déterminé par leurs règles et par leur bon plaisir. Le cercle vicieux est trop évident.

La seconde école a pour fondateur le janséniste Lancelot (à qui il sera beaucoup pardonné à raison de son livre délicieux, Le Jardin des racines grecques) et sa doctrine a eu pour la promouvoir, ou mieux pour l’imposer par la force la lignée de presque tous les éducateurs pendant deux siècles, enfin épanouie en la personne de Napoléon Landais. « Si la parole, dit Lancelot, est un des grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la confection (sic) qui convient à l’homme, qui est de ne pas en avoir seulement l’usage, mais d’en pénétrer aussi les raisons et de faire par science ce que les autres font seulement par la coutume. »

On voit la différence. Pour les philologues de la première école les mots, les formes syntactiques, les tournures de phrase sont des phénomènes linguistiques, des produits de l’usage, qu’il s’agit simplement d’expliquer et d’étudier sans les condamner ou s’efforcer de les anéantir. Le professeur de style peut simplement faire remarquer à ses élèves, au point de vue non seulement de la raison, mais de la commodité de l’euphonie et du goût, les avantages ou les inconvénients de telle ou telle forme expressive.

Paul Claudel

Œuvres complètes, tome XVIII, Accompagnements Discours et Remerciements, NRF Gallimard (1961), p. 275 à 277.

SUR LA GRAMMAIRE a paru dans Les Nouvelles littéraires, le 3 mai 1930.


1. Extraits