Claudel et la danse

Je définirai la danse la preuve offerte à une assistance, sous les feux des projecteurs, de l’impossibilité pour l’être humain, caressé, entraîné, stimulé, fouaillé par la musique d’échapper au poids aussi bien qu’à l’impulsion…

Tout est dit, ou presque.
La danse… voici un territoire, inattendu aux yeux de certains, que Claudel pourtant a fait sien, et de plus d’une manière. Sans doute existe-t-il ici peu d’écrits spécifiques à recenser sur le sujet, à la différence de Valéry, Mallarmé ou Baudelaire (ou Gautier), mais il est facile de mettre en valeur, en partant des considérations disséminées de Paul Claudel sur la danse et de ses expériences directes (découvertes de certains spectacles, rencontres, ou même collaborations avec quelques danseurs), ses principes fondamentaux : chez Claudel, la danse, même latente, est omniprésente. Depuis toujours et pour toujours, avant même la première des Cinq Grandes Odes, (intitulée "Les Muses", 1901/1904) où le poète accorde à la figure de Terpsichore, première citée, un rôle prépondérant de création et d’entraînement :

Terpsichore, trouveuse de la danse ! Où serait le chœur sans la danse? quelle autre captiverait
Les huit sœurs farouches ensemble, pour vendanger l’hymne jaillissante, inventant la figure inextricable ?

jusqu’aux dernières rêveries "plastiques" de l’auteur dramatique en la matière, dans toutes les années 30 (Le Festin de la Sagesse, Le Jet de pierre), en passant par tant et tant de repères et jalons.
Ici en effet on ne se trouve pas seulement face à un écrivain qui s’intéresse – avec bonheur – à la danse, mais bien face à un poète, un auteur dramatique, un dramaturge qui cherche les moyens de faire fusionner la poésie, la musique et la danse (point de hiérarchie ici : ces trois "sœurs" sont "jumelles" et le personnage d’Ysé de Partage de Midi peut se définir comme "une danseuse écoutante") dans un spectacle selon son cœur, et, sans doute plus encore, selon son âme. Tout, dans toute l’œuvre et dans ses contrepoints révélateurs (Journal et correspondance) en fait foi. Et la Foi elle-même n’ignore pas la danse : David dansait devant l’Arche…

Les bases et les principes

La vraie danse vient du corps animé par la respiration. C’est elle qui soulève les bras dans l’amplification du mouvement de la poitrine. C’est elle qui arrache le corps à la terre et le détache du sol. Il faut qu’on la sente constamment, il faut que la respiration remplisse le corps jusqu’au bout des doigts. Le bond n’est qu’une fuite ou un effort  (Journal novembre 1920)

Chez Claudel, ces remarques sont aussi constantes que fondamentales : la danse est pour lui le produit du corps fonctionnant avec le rythme, celui de cet élan intérieur qui relance inlassablement la vie et le mouvement. On constate que cette danse est bien plus "orientale", où "les pieds quittent rarement la terre", partant en effet du sol où elle a ses racines et où elle puise sa force et s’épanouissant, que "classique". Contrairement à Mallarmé qui entretient une rêverie quasi abstraite sur le sujet à partir du ballet et des pointes de la ballerine, du mouvement lancé sur le sol où il s’inscrit, Claudel manifeste peu d’intérêt pour la danse dite classique, création ou convention en fait relativement récente mais qui suscite depuis Gautier l’enthousiasme que l’on sait. Le danseur semble même l’intéresser davantage que la danseuse, cet homme qui marche, cet homme qui va, affichant la musculature et la sensualité vive du corps, alors que le but de l’"étoile" féminine, souvent poupée animée, fantôme évanescent ou sylphide éthérée, serait plutôt de les faire oublier. La technique, la performance ne sont pas ce qu’il admire, ni même le bond pour lui-même, dès lors qu’il prétendrait faire oublier la pesanteur, la matérialité du corps, alors qu’à ses yeux, ce bond, qu’il finit par estimer, signifie "la victoire de la respiration sur le corps", ou encore l’élan du "grand oiseau, à la rencontre d’une sublime défaite". S’agissant de Nijinski, ici commenté, il faut avouer qu’on a rarement vu ainsi glorifier la chute, la retombée (suivies évidemment d’autres bonds et rebonds…) ou préférer caractériser sa démarche de tigre, "complicité élastique avec le poids comme celle de l’aile avec l’air de tout cet appareil musculaire et nerveux , d’un corps qui n’est pas un tronc ni une statue, mais l’organe tout entier de la puissance et du mouvement"… ou encore donner inlassablement et donner en exemple l’expression admirable de ses bras, de ses mains, de ses doigts, véritables antennes animées par un parcours électrique, tel qu’il l’a vu, dans son interprétation du rôle du nègre de Shéhérazade.

Les expériences : circonstances et contacts

La préférence va donc à des créations ou expressions moins connues en France au tournant du siècle, choses vues d’un type différent, telles qu’il les a découvertes successivement dans les grandes Expositions universelles, premiers lieux historiques de la rencontre de cultures différentes, dans les quartiers chinois de New York, puis au cours de ses longs séjours en Extrême-Orient. Ce goût, la fréquentation plus tardive mais passionnée du théâtre japonais (nô et bunraku en particulier qui relèvent effectivement d’un art dansé) n’a pu que le confirmer et l’amplifier. Mais il faut également avoir en tête tout le travail, encore précoce, de traduction de la trilogie d’Eschyle, de réflexion sur le chœur en mouvement et sur la représentation rythmée du texte, pour laquelle il a – déjà – recours au tout jeune Darius Milhaud. Et ne pas négliger de mentionner l’expérience que Paul Claudel, alors consul à Francfort, a pu faire en 1913 de l’eurythmie, introduite pour les chanteurs (et pourquoi pas les comédiens ?) à Hellerau , dans la banlieue de Dresde, par Émile Jaques-Dalcroze (Cf. Claudel et l’architecture) qu’il décrit comme le "mouvement devenu expression parfaite du rythme".
Quant aux Ballets Russes, la grande révélation du moment, Claudel les découvre assez tardivement (1917 lors de leur tournée à Rio, puis 1920 à Paris, presque à la fin de leur brève existence donc). Plus "classiques" qu’on ne le croit généralement, mais qui, il l’admettra plus tard, apportent au ballet "tout à coup la vie, une sincérité sauvage", ils ne suscitent sans doute pas chez lui d’enthousiasme à la Jean Cocteau. Pourtant ils lui fournissent immédiatement, apport inestimable, l’exemple d’un travail de répétition (dans sa Légation de France brésilienne) : travail à vif, bien éloigné des célèbres chamarrures et bigarrures, fussent-elles superbes, de "ce paradis de la couleur" débarqué de leur "bateau bariolé" que pourtant il apprécie, car un travail… en costume de travail, justement. Et l’approche directe de Nijinski, déjà mentionné, qu’il rêve de faire danser une œuvre de lui. À ces expériences on ajoutera… quelques refus ou rejets ! (Loie Fuller, Isadora Duncan, Anna Pavlova), mais aussi quelques autres rencontres heureuses : des danseurs ou comédiens orientaux, espagnols, quelques interprètes isolés, anonymes ou célèbres. Ainsi "I.R.", Ida Rubinstein, tragédienne et danseuse (la Clytemnestre de "ses" Choéphores en 1935), interprète et commanditaire (Jeanne au bûcher, Le Festin de la Sagesse), vedette et mécène dont la collaboration directe avec Paul Claudel se révèle parfois orageuse, parfois décevante, souvent remarquable. On n’oubliera pas que, sur le sujet de la danse, Claudel a trouvé en Jacques Copeau un interlocuteur convaincu (Cf. Correspondance) et, rencontre bien plus importante encore, en Jean-Louis Barrault un acteur-mime, un quasi-danseur, capable, entre autres, pour interpréter Mesa dans Partage de Midi, de suivre les recommandations de l’auteur lui citant en exemple Nijinski !

Claudel chorégraphe : L’Homme et son désir

Rares enfin sont les poètes chorégraphes, auteurs non pas d’arguments de ballets mais bel et bien d’un ballet, ici conçu dans un nouveau langage, celui du mouvement qui renvoie en coulisse le texte attendu. Œuvre "muette", écrite aux seuls profits de sa mise en rythme et en espace, sur une musique répétitive et expressive de Darius Milhaud, qui commente plus qu’elle ne "dramatise" le lent passage de l’homme de la nuit à la lumière. Conçue à l’origine pour Nijinski, trop tôt perdu pour la danse, le rôle est créé par Jean Börlin, soliste des Ballets Suédois, à Paris, en 1921. On se demandera toutefois si cette page et demie de Paul Claudel, toute d’indications de rythme et de mouvements, de formes et de signes, de reflets et d’ombres, ne se "lit" pas, à l’insu du poète, à la lumière de tout ce que le public sait ou croit savoir de l’aventure humaine générale, mais également personnelle du personnage central. Il n’empêche, cet homme essentiel est bien un homme nu qui danse, à la fois dépouillé et riche de ce désir inextinguible qui fut sa vie.
La danse, présence et signe, plus et mieux que tout autre art, peut-être, pour dire la dualité de l’humain, son combat et sa victoire ?

C’est la possession du corps par l’esprit et l’emploi de l’animal par l’âme

 
Monique Dubar

 

Bibliographie
Poésie : "Théâtre", Connaissance de l’Est, 1896.
Prose : Positions et propositions : "Le drame et la musique", 1930 , "Sur la danse", 1952, L’œil écoute : "Nijinski" 1925, Contacts et circonstances : Nô 1926 ‘et Bounrakou 1924 où les marionnettes animées par leurs manipulateurs dansent autant ou plus qu’elles ne jouent. La plupart de ces textes sont également recueillis par Jacques Petit et Jean-Pierre Kempf sous le titre Mes idées sur le théâtre, Gallimard, 1966.
Théâtre II L’Homme et son désir 1921 et de multiples détails et aspects. Cf ‘L’impossible inventaire’, annexe de l’article " Paul Claudel, ‘trouveur’ de la danse ", in Claudel aux Cahiers de l’Herne, 1997.

 

LA DANSE DE PAN

Autour de Pan Autour de Pan Autour de Pan
Autour de Pan qui danse qui danse
Autour de Pan qui danse sans bouger.
Frappant ses flancs de ses deux coudes
       Frappant, frappant, frappant
Frappant fortement la terre de son talon
              Frappant, frappant
Frappant fortement, frappant fortement la terre de son talon
Montagnes, donnez-vous la main !
Autour de Pan sur la colline d'Optevoz
Autour de Pan de tous les côtés qui danse
Montagnes dansez en rond ! Montagnes donnez-vous la main ! Montagnes derrière les montagnes, collines derrière les collines,
Ici Ici
Autour de Pan le pasteur qui vous a toutes convoquées
Montagnes dansez en rond ! Montagnes donnez-vous la main !
Autour de Pan votre pasteur qui vous a convoquées
Montagnes dansez en rond ! Montagnes donnez-vous la main !
Et là-bas au-delà de l'horizon
Les géants, les monstres, les sénateurs
S'exhaussent pour regarder.
21 janvier 1934
Pan et Syrinx, cantate pour Darius Milhaud. Œuvre Poétique. Gallimard, Pléiade, p. 782. - D.R.