Qui lit les commentaires bibliques ?

Le versant exégétique est bien moins connu que le reste de l’œuvre. Claudel s’en est plaint amèrement dans son Journal, regrettant que ce qu’il estimait être la part la plus importante de son œuvre trouve aussi peu d’écho. Plusieurs facteurs ont pu jouer :

D’une part la composante polémique de ces textes. Partisan d’une exégèse symbolique, attaché par toutes les fibres de son être à la Bible latine, la Vulgate, Claudel est en porte-à-faux avec son époque et il le sait. Il vitupère les adeptes de l’exégèse historico-critique qui cherchent, preuves archéologiques à l’appui, à restituer le sens littéral, original, du texte, en oubliant sa signification spirituelle. Il part en guerre contre les multiples traductions de la Bible d’après le texte hébreu qui voient alors le jour (Bible de Jérusalem, Bible de Maredsous, Psalterium Pianum). Ses propres textes, remettant à l’honneur la méthode allégorique des Pères de l’Église, paraissent à certains pour le moins décalés, voire farfelus.

D’autre part, Claudel lui-même tarde à publier ses commentaires. Au milieu des vitraux de l’Apocalypse reste inédit, Paul Claudel interroge l’Apocalypse est publié dix ans après son achèvement et la masse des textes composés dans les années 1950 (La Deuxième Étape d’Emmaüs, Jérémie, Introduction à Isaïe dans le mot à mot, etc.) doit attendre les années 1970 pour paraître, presque vingt ans après la mort de Claudel. Il est certain que Claudel, conscient du caractère déroutant de son exégèse, hésitait à livrer au public des textes qui faisaient figure d’aérolithes. 

En réalité, le silence dont se plaint Claudel est tout relatif. Dès les années 1910, les dominicains encouragent ses travaux et, dans les années 1930, publient de nombreux textes dans leurs différentes revues. Plus tard, des contacts s’établissent avec les jésuites de Fourvière qui lancent alors la collection des « Sources chrétiennes » consacrée aux textes patristiques. Ses commentaires sont donc lus, mais par un public restreint, composé en majeure partie de clercs. La récente publication de la Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps montre l’importance qu’ils ont pu avoir pour toute une génération de jeunes prêtres, anticipant ainsi le renouveau de l’exégèse figurative et spirituelle de la deuxième moitié du XXe siècle.

La publication des Œuvres complètes, achevée dans les années 1980, mais plus encore la réédition des commentaires bibliques dans Le Poëte et la Bible (2 vol., 1998 et 2004) suscitent aujourd’hui un nouvel intérêt pour ces textes.

Marie-Ève Benoteau-Alexandre

 

Bibliographie :

Correspondance de Paul Claudel avec les ecclésiastiques de son temps, 2 vol., éd. D. Millet-Gérard, Champion, 2005 et 2008.
« Lettres de Paul Claudel au père Jean Daniélou », éd. X. Tilliette, Bulletin de la société Paul Claudel 148, 1997, p. 1-19.

Dominique Millet-Gérard, Claudel thomiste ?, Champion, 1999.
Dominique Millet-Gérard, « Claudel, le père Maydieu et la Vie intellectuelle : les rayons et les ombres d’une collaboration amicale », dans La Prose transfigurée : vingt études en hommage à Paul Claudel, PUPS, 2005.

Extrait

Assise et qui regarde le feu

Une femme assise et qui regarde le feu, c’est le sujet d’une des dernières sculptures de ma pauvre sœur, la conclusion de sa douloureuse existence. Est-ce qu’il est possible à quelqu’un, prenant position au dehors, de voir son âme ? Je ne parle pas du visage : la posture seulement. Moi, quand il m’arrive de me rappeler de mon âme, c’est ainsi que je la verrais. Une femme assise et étroitement enveloppée dans son châle, assise et qui regarde le feu. Elle est bienheureusement assise et toute seule, il n’y a personne, tout le monde est mort ou c’est la même chose. Il pleut violemment au dehors, une lamentation intarissable de toute la terre. C’est une raison de plus de se serrer étroitement dans son châle. Assise et qui regarde le feu. Le châle, c’est quoi ? La Foi ? La Sainte Écriture ? l’œuvre accomplie ? ou simplement une réquisition de cette conscience en nous qui a froid ? Il y a en moi une certaine volonté de me rétrécir, d’échapper à la divagation, de serrer sur moi mon identité (c’est à peu près le mot latin coarctor). Bien sûr que ce n’est pas le désespoir, mais il est doux d’être débarrassé de l’espérance, de s’être retiré au dedans, de coïncider par toute la surface de son être avec le présent. Et si j’ai fait le mal, du moins je ne tiens plus à aucune opinion de moi-même, et pour le tort fait à Dieu en même temps qu’au prochain, c’est l’affaire au dehors de ce déluge inconsolable : Je suis atterri dans le néant, dans une espèce de considération amère et tranquille. Assise et qui regarde le feu. […]

Octobre 1940

La Rose et le rosaire (1947), Le Poëte et la Bible I, Gallimard, 1998, p. 1311.