La Messe là-bas

Edition critique et étude du texte

Ce texte d’une trentaine de feuillets occupe les p.491-520 de l’Oeuvre poétique. La Messe là-bas, long poème, fut composée par Claudel au Brésil, où la IIIe République envoya le poète diplomate avec le rang de Ministre plénipotentiaire en 1917. Quel sens faut-il attribuer au titre, en particulier à la locution «là-bas» qui le termine? Ce serait simplifier que d’y lire la nostalgie de la patrie ressentie par le représentant de la France, posté par celle-ci vers de lointains climats. Les premiers mots du poème traitent d’ailleurs de tout autre chose que de regrets ou de regard tourné vers l’Europe. Au contraire, le poète semble se féliciter d’une rupture avec le passé, d’une disparition du transitoire qui lui permet de repartir à zéro, ou plus exactement de vivre dans le spirituel. Aussi bien les vers d’ouverture nous parlent-ils d’un lieu non définissable en termes géographiques – notamment de «l’âme» du poète, site initial essentiel d’où tout est parti. C’est «là-bas» que tout commence par une rentrée en soi : la composition devait débuter par une intériorisation, vu le sujet religieux qui inspire l’auteur.

Non que le monde extérieur soit supprimé. Rio de Janeiro, capitale où réside d’office Claudel fonctionnaire apparaît dans le texte avec ses grandioses paysages1 ; lui succèderont en un véritable déferlement les localités les plus variées, tantôt une paroisse située dans les beaux quartiers de Paris (Offertoire I) tantôt Charleville (Consécration), sans oublier la liste de pays qu’égrène Lectures. C’est dire que La Messe là-bas reflète à la fois l’univers spirituel du scripteur et la riche réalité terrestre dans laquelle il vit et agit. Car il convient de rappeler que Claudel, ennemi juré de l’ésotérisme littéraire, reste le plus concret des Symbolistes.

Inscrit dans la liturgie2 le texte de l’office qui commence avec l’Introït, et s’achève avec In Principio, première et dernière prières de la messe tridentine, peut paraître systématique ; mais aucun système n’étant susceptible de capter la démarche d’un poète souverain tel que Claudel, force nous est de procéder selon un mode plus proche de sa manière ; c’est-à-dire de prendre conscience des aspirations de l’auteur, ainsi que d’examiner les perspectives dans lesquelles se situe l’œuvre : il s’agit, autrement dit, de s’interroger sur sa focalisation.

Qui se penche sur celle-ci, est vite amené à reconnaître le caractère vécu, profondé-ment senti de La Messe. Si des éléments de satire se font jour dans Offertoire I, ils portent sur la pratique régulière des «chrétiens du dimanche», autant dire des indiffé-rents que n’effleure même pas la pensée de vivre le mystère sacré ou d’y participer par le cœur. Or l’engagement personnel — voilà ce qui compte aux yeux du catholique fer-vent qui tient la plume. Sans qu’il prêche ou fasse la morale au lecteur, telle est bien la vérité qui se dégage de l’écrit. Vérité non sans rapport avec son choix de telles parties de la messe: sera sélectionné ce qui a trait à son expérience ou l’a particulièrement remué. Encore que l’attitude de Claudel ouvre la porte à l’autobiographie, il ne s’agit pas de subjectivité ; l’effet atteint sera cette tension dramatique qui galvanise des textes où fusionnent liturgie et existentiel, tels que «Communion» ou «Consécration». Si le premier de ces poèmes revit le grand amour de Claudel (V. Partage de midi) , le deuxième, le plus long de La Messe, suit d’un bout à l’autre la vie de Rimbaud.

Rimbaud : la présence d’un adolescent blasphémateur dans le texte peut étonner. Mais comprenons que se voit illustré ici le principe exposé plus haut : le jeune poète qui libéra Claudel du «bagne matérialiste»3 n’aurait pu ce faire s’il n’avait dédié son existence, sans rien réserver, à la recherche passionnée de «la vérité dans un âme et un corps»4. Il est significatif ensuite que l’auteur passe sans transition de «Consécra-tion» au «Pater Noster». Nous y attend le portrait d’un (anonyme) ménage du peuple qui accepte sans discussion le départ du père de famille à la guerre, dont celui-ci ne re-viendra pas vivant. Le devoir accompli jusqu’au bout, au mépris du bonheur person-nel : ce thème, introduit dès «Introït»5 jalonne le texte d’un nombre d’allusions à la guerre 1914-18. Rappel de l’actualité ainsi que moyen de signaler le lien qui rap-proche des personnes aussi disparates que celles qui viennent d’être évoquées : elles ont ceci en commun qu’elles écoutent cette voix «qui parle plus haut que l’avarice et le plaisir» (p.58), entendue en tout premier lieu par «les soldats de France» (p.60) . Mais le poète, tout éloigné qu’il est du site où l’on se bat ne lui fait pas la sourde oreille :

«La seule chose nécessaire… est de ne pas être heureux»,

écrit-il à un ami6 en 1917, de Rio où il vit en sécurité. Que se donne à lire ici le voeu de s’associer aux souffrances de son pays déchiré par la guerre semble plus que vraisemblable. La Messe étant un sacrifice que le poète refuse de confiner dans un «bâtiment de pierre» ou de brique ; vu que la vraie nature de l’Eglise à ses yeux (ainsi que ceux de Dieu (!) se résume dans la formule «un état d’esprit solidifié»7, rien n’empêche le diplomate errant de participer à cet «état» en pleine mer. C’est du moins ce que nous communique «Offertoire III », texte qui répète au nom du locuteur le verbe «offrir» et assume «la déréliction » et l’«absence» : l’exercice de sa profession peut suffire pour placer le croyant dans une liturgie ainsi conçue. Qu’elle puisse être comprise de cette manière explique sans doute le fait que seuls six ou sept poèmes sur treize prennent place dans une église au sens d’édifice, lieu du culte.

A ces considérations sur le sens du poème religieux doivent s’ajouter quelques préci-sions quant aux parties du livre où il apparaît. On notera que s’y lit, intégralement reproduit, le texte de la Pléiade 1967. Le suivent des Notes, auxquelles succède une lecture littéraire détaillée des treize poèmes constitutifs de La Messe là-bas.Une étude du Manuscrit, édité pour la première fois séparément à part entière, termine l’ouvrage.

Marie-Joséphine WHITAKER


1. Il arrivera à Claudel toutefois d’exprimer son « mépris total de la couleur locale ». V. Suppl .II O.C., p.309, texte de 1942.
2. Liturgie telle que reproduite par la Messe dite tridentine, suivie par Claudel dans le missel romain des années 1900-1920, re-édité ensuite de nombreuses fois.
3. Voir « Ma conversion » Pr. p.1009.
4. Derniers mots d’une Saison en enfer, (1873) donc de Rimbaud, qui fait ses adieux à la poésie. Voir OC, Pléiade 1972, p.117.
5. Dès Introït, p.47, il était question de la fascination qu’exerce sur les esprits «cette grande Coopérative, la guerre», qui détruit « toute autre chose que Dieu».
6. Lettre à Gabriel Frizeau Correspondance Jammes-Frizeau, Gallimard 1952, p.292.
7. Dans un texte de 1953 (Pr., p.254) l’auteur note la part de relativité qui s’attache inévitablement à l’édifice matériel «confession d’une époque et d’un pays ». La formule de Claudel, église ou «état d’âme solidifié», que celui-ci attribue à Dieu, d’évidence résout le problème.

Bibliographie