Claudel et la littérature

Une connaissance catholique

L’examen des œuvres poétiques et dramatiques de Claudel, comme ses nombreux écrits critiques (rassemblés notamment dans Accompagnements), sa Correspondance et son Journal, fait apparaître que d’abondantes lectures ont contribué à sa formation dans tous les domaines et à l’épanouissement de son écriture si originale. Si l’on met à part la Bible et les textes de la liturgie, médités et utilisés sans relâche dès la « conversion » de Noël 1886, on remarque que les genres littéraires et les courants les plus divers sont l’objet de la curiosité de ce poète catholique, avide d’une connaissance universelle et spirituelle. Il est difficile de suivre, dans cet inventaire, l’ordre chronologique et hiérarchique des goûts et influences d’ailleurs moins subies qu’exploitées : selon les périodes de sa vie, Claudel peut passer de l’éloge enthousiaste aux critiques sévères à l’égard du même artiste, et inversement. Tout au plus décèlera-t-on des degrés différents dans l’imprégnation littéraire, on aimerait dire dans la digestion des lectures claudéliennes, ce qui permet de proposer le classement suivant :
– les cinq poètes « impériaux » ou « catholiques » (qualificatifs justifiés dans l' »Introduction à un poème sur Dante »), dont l’influence capitale est revendiquée très tôt (dans la période d’éveil religieux et littéraire à la fois) et de manière constante : en premier lieu Rimbaud (le « voyant » ou « prophète » inspiré en quête d’absolu dont Claudel souligne l' »influence séminale »), mais aussi Shakespeare (maître du vers blanc, des tonalités les plus variées et des actions complexes situées sur la scène de l’univers), Eschyle au contact duquel il forme sa pensée et sa technique dramatique en traduisant l’Orestie (outre la connaissance des autres tragiques grecs), Dante marqué par la théologie de saint Thomas d’Aquin et le menant au « professeur de style » Virgile ; il faudrait ajouter l’enseignement psychologique et formel dispensé par Dostoïevski ;
– les écrivains de génie admirés de loin ou de façon éphémère et souvent lus dès la jeunesse : les poètes antiques Homère et Pindare, Catulle, Horace et Sénèque le Tragique, les prosateurs au style inégalable Pascal et surtout Bossuet, la littérature anglaise largement explorée à la suite de Shakespeare et préférée à celle de son pays, Baudelaire (apportant une première bouffée d’imaginaire et d’infini dans une fin-de-siècle matérialiste), les romanciers Hugo et Balzac, dont Claudel reconnaît les dons stylistiques malgré le rejet personnel de la forme romanesque ;
– les auteurs dont Claudel tire différentes leçons, tout en évoquant leurs faiblesses : les baroques espagnols Lope de Vega et Calderón, « fabricants de machines dramatiques tout à fait extraordinaires », Wagner, modèle du drame total, poétique et mystique, et les poètes précurseurs du symbolisme que sont Verlaine (le boiteux à l' »allure blessée entre le ciel et la terre », partisan du vers impair musical) et Mallarmé (le « professeur d’attention » qui pose la question fondamentale « Qu’est-ce que ça veut dire ?« ) ;
– les découvertes exotiques : la littérature extrême-orientale et en particulier le théâtre nô, dont l’enjeu spirituel et les techniques de mise en scène font écho aux préoccupations claudéliennes.
Pour compléter ce panorama des influences principales sur la formation poétique et métaphysique de Claudel, il convient également de mentionner l’étude fondamentale d’Aristote et la connaissance des ouvrages de saint Thomas d’Aquin, saint Denys l’Aréopagite, saint Bonaventure et saint Augustin, qui permettent d’ancrer la conception de l’art dans des vérités philosophiques et théologiques.
Ajoutons enfin les courants dépréciés, mais bien connus de Claudel : le classicisme – Racine et Molière n’obtenant que des éloges tardifs – et le romantisme français – pour la plus grande déception de certains critiques qui ne peuvent s’empêcher de voir dans son drame un accomplissement du drame romantique -, et globalement le théâtre français contemporain.

 
Principaux textes de Claudel mentionnant ses goûts littéraires :
Journal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1968, p. 643-644.
– « Ma conversion », dans Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1012.
Il faut également lire, dans cet ouvrage, les nombreux textes consacrés aux écrivains les plus divers – qui ne sont pas nécessairement des maîtres de Claudel – et réunis dans Accompagnements, ainsi que « Richard Wagner. Rêverie d’un poète français ».
Mémoires improvisés, 41 entretiens recueillis par Jean Amrouche, Paris, Gallimard, 1969, p. 24-29, 34-36, 38-59, 74-84, 202-203, 347, 349-350.
Positions et propositions (Gallimard, 1928 et 1934).
Contacts et circonstances (Gallimard, 1947).
Accompagnements (Gallimard, 1949).

 
Quelques études critiques :
– Alexandre (Pascale), Traduction et création chez Paul ClaudelL’Orestie, Paris, Champion, 1997.
– Brunel (Pierre), Claudel et Shakespeare, Paris, Colin, 1971.
– Lefèvre (Frédéric), Les Sources de Paul Claudel, Paris, Lemercier, 1927.
– Lioure (Michel), L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, Paris, Colin, 1971, p. 66-134 (« Influences littéraires ») ; « Paul Claudel et le temple du goût : genres et valeurs littéraires », Revue d’Histoire Littéraire de la France, mars-avril 1999, pp. 283-294.
– Morisot (Jean-Claude), Claudel et Rimbaud, étude de transformations, Paris, Minard, Bibliothèque des Lettres Modernes, 1976.
Paul Claudel et l’histoire littéraire, Presses universitaires de Franche-Comté,  2010
Quelques influences formatrices (Eschyle, Virgile, Dante, Poe, Homère, Pindare), Revue des Lettres Modernes, nos 101-103, 1964 (Paul Claudel 5).
– Saint-Victor (Paul de), Les Deux masques, Paris, Calmann-Lévy, 1884, 3 vol. (ouvrage sur les grands dramaturges qui a marqué le jeune Claudel).
– Watanabé (Moriaki), « Claudel et le Nô », Europe, mars 1982, pp. 76-88.

 
Nathalie Macé
nathalie.mace-barbier@univ-avignon.fr

PAUL VERLAINE

(...)
J'ai appelé Verlaine le fils de l'Ardenne et de l'ardoise. Et en effet l'ardoise, c'est elle, je crois, au seuil de cette conférence qui me fournit le ton juste, non pas seulement cette visière bleue qui coiffe si noblement nos châteaux de la Loire, ni celle qui sourit, attentive à tous les reflets, dans le vers du vieux Du Bellay :
Plus que le marbre grec me plaît l'ardoise fine.
Je parle surtout de l'ardoise de la Meuse, celle de Fumay et de la Belgique, cette liasse de feuilles noires arrachées aux archives de la nature, le souvenir profondément emmagasiné de ces ciels du Nord qui interposent entre le soleil et nous un voile perpétuel de mélancolie, et vers qui cette terre de forêts et de fumées, exhale à longueur de temps ses vœux de fidélité et de veuvage. L'ardoise toujours humide et plus sombre que la pluie ! "Ô les beaux étangs noirs", écrira plus tard le poète, "qui clapotaient gais et sinistres en plein vent dans l'âpre prairie !" Et j'ajouterai moi-même : Ô longs détours de la Sambre ! ô canaux de Beloeil ! ô sombres après-midi d'été ! œil pers de l'obscure naïade sous le pont de Charleville ! Quand l'étudiant de l'enfer parisien, la bouche ardente encore de sa première gorgée d'alcool, montait vers Paliseul, ce pays de sa famille où tant de gens portent encore son nom, c'était l'âme fraîche de l'ardoise qui l'accueillait, et dans le souffle d'une pureté reconquise l'invitation de la profondeur et de la feuille ! L'arôme amer de la résine, la complaisance momentanée à l'herbage d'une eau qui tout à l'heure d'un trait va s'échapper en bouillonnant sur les pierres déchirantes, ce tilleul ému par le soir, en bas dans son étroite tranchée la Meuse solennelle et presque funèbre, tout ce paysage, il me semble que j'en respire l'atmosphère dès les premiers recueils de Paul Verlaine et que l'accent du terroir s'y fait entendre. Comme une vitre qui condense l'haleine, on dirait que l'ardoise a tendu sa page opaque toute nourrie de ténèbres et moirée de reflets, au vagabond, pour y laisser la trace d'une main à la fois incertaine et habile. (…)
[Bruxelles, 24 janvier 1935]
Accompagnements. Œuvres en Prose. Gallimard, Pléiade, p. 491.