Tête d’Or

(seconde version)

Le texte

La seconde version de Tête d’Or fut remaniée en 1894, comme en atteste le manuscrit acquis par la BNF en 1990. Le texte complet fut publié pour la première fois dans L’Arbre.

Ce drame aux accents shakespeariens retrace l’héroïque et fulgurante trajectoire de Simon Agnel. De retour chez lui, où il a retrouvé le jeune Cébès, Simon sauve sa patrie attaquée par des armées ennemies. Sous le nom de Tête d’Or il s’empare du trône et assassine le vieux roi dont il chasse la fille, la Princesse. Il se lance alors à la conquête du monde. Parvenu au Caucase, où a fui la jeune fille, il expire aux côtés de cette dernière, couvert de blessures, après avoir remporté la victoire sur les troupes asiatiques. Couronnée par Tête d’Or, la Princesse meurt à son tour. L’armée de Tête d’Or rebrousse chemin vers l’Ouest.

Composée en 1889, la première version de Tête d’Or transposait sous l’apparence d’un drame épique la crise existentielle et religieuse vécue par le jeune écrivain, qui s’était converti la même année 1886 à Rimbaud et à la religion catholique. Publié en 1890, ce drame avait fait, selon le mot de Gide, l’effet d’une « bombe » dans les cénacles littéraires. Quatre ans après la parution de cette première pièce, Claudel reprit son œuvre pour la remanier. Il avait alors quitté la France pour les Etats- Unis, New York d’abord, où il avait été nommé vice-consul et où il débarqua en avril 1893, puis Boston, où il assura la gérance du consulat jusqu’en février 1895. Tout en traduisant l’Agamemnon d’Eschyle, il composa L’Echange et récrivit Tête d’Or et La Ville. Malgré l’exil et les difficultés d’adaptation, ces années américaines furent, de l’aveu même du poète, des années d’équilibre et de bonheur. La récriture du drame en témoigne.

Signification

Certes, les remaniements apportés ne transforment radicalement le sens du drame. On y retrouve la crise morale et philosophique d’une époque, marquée par l’histoire (la guerre de 1870, la Commune, les débuts difficiles de la troisième république) et par le positivisme de Renan. On y retrouve aussi les éléments du débat intérieur né de la conversion de 1886 et opposant, au travers de personnages allégoriques, l’ancien (Cébès) et le nouveau (Tête d’Or), le désir païen des biens terrestres (Tête d’Or) et la Sagesse biblique (la Princesse). Des tensions demeurent, perceptibles, par exemple, dans les paroles, reprises de la première version, que prononce Tête d’Or, refusant de se soumettre à la Princesse, figure de la Grâce et de l’Eglise : « Mais pour moi, je ne veux pas de toi. / Que je meure solitaire ! / De nouveau/ Comme une flamme roule/ Dans ma poitrine le grand désir ! ». Le pessimisme philosophique inspiré de Schopenhauer s’est toutefois effacé, tandis que se sont multipliées les références bibliques : malgré l’ultime révolte du héros, la soumission à la foi est désormais acquise.

Approche dramaturgique

Malgré sa violence toute épique, c’est bien au symbolisme qu’il faut rattacher ce drame allégorique qui transpose une quête identitaire et un questionnement existentiel. Les remaniements apportés au texte visent à souligner la portée symbolique de la fiction en l’articulant davantage à la scène, ce dont témoigne le nombre accru des didascalies. La dramaturge a le souci de détailler gestuelle, déplacements, décor sonore et visuel, costumes. Ainsi celui que porte la Princesse dans la première partie (robe rouge, chape d’or, mitre) se caractérise par une tonalité liturgique qui oriente d’emblée vers le sens à donner au personnage. Le drame s’ouvre et se clôt sur l’image, textuelle et scénique, de l’arbre qui donne son titre au recueil tout entier : à l’arbre tutélaire de Tête d’Or auquel s’adresse le héros à la fin de la première partie répond l’arbre sur lequel est crucifiée la Princesse dans la troisième partie. Une volonté de clarté et d’efficacité dramatique semble avoir guidé l’ensemble de la récriture. Des corrections précisent l’espace (avec la mention de Caucase par exemple) et la temporalité, tandis que la structure du drame est simplifiée : Claudel fait disparaître des épisodes digressifs (les lamentations des Pleureuses dans la deuxième partie). Sur le plan formel même, le dramaturge a eu à cœur de rendre le texte plus accessible : certains enjambements provocateurs (V/ Ous) disparaissent, la syntaxe est assagie, tout comme le lexique et les images. Dans l’article qu’il consacra à Tête d’Or dans la NRF (octobre 1911), Jacques Rivière exprima d’ailleurs sa préférence pour cette seconde version qui, grâce à ces corrections, avait selon lui gagné en unité.

Mises en scène

La création de la pièce eut lieu le 21 octobre 1959 lors de l’inauguration de l’Odéon- Théâtre de France, en présence du président de la République d’alors, le Général de Gaulle, et du ministre de la Culture, André Malraux, dans une mise en scène de Jean- Louis Barrault, avec Alain Cuny dans le rôle de Tête d’Or et Catherine Sellers dans celui de la Princesse. La pièce fut reprise en 1968 à l’Odéon pour le centenaire de la naissance de Claudel avec la même distribution. Il faut aussi mentionner les représentations confidentielles données par Louise Lara en 1924 (22, 23 mars, 25 et 26 avril ) et en 1927 (22, 23, 24 octobre) dans le cadre de son théâtre d’essai, le laboratoire « Art et action » de la rue Lepic : la scénographie élaborée par Edouard Autant était organisée autour du motif de l’arbre, simulé sur scène par une draperie tendue qui, en fonction de l’éclairage, pouvait représenter le fût d’un arbre comme celui d’une colonne.

Pascale ALEXANDRE

Bibliographie :
Michel Lioure, Tête d’Or de Paul Claudel, éd. critique, Annales littéraires de l’Université de Besançon  n° 291,  et Les Belles Lettres, 1984.
Lectures de Claudel. Tête d’Or. Presses Universitaires de Rennes, 2005.
Les Mots de Tête d’or. Nizet, 2005.
Françoise Dubor, Tête d’Or de Claudel, Atlande, 2005.
Voir Tête d’Or, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2006.
Dominique Millet-Gérard, Tête d’or. Le chant de l’origine. Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2011.
« Cinq articles de Byvanck sur Claudel » traduits du néerlandais par Bertrand Abraham, in Claudel et la Hollande, textes réunis par Marie-Victoire Nantet, éd. Poussière d’or, 2009, p. 21-144.

Mises en scène

Ressources

Adaptations cinématographiques

Tête d’Or, 2007, film de Gilles Blanchard

Extrait : TÊTE D'OR - PREMIÈRE VERSION
PERSONNAGES : SIMON AGNEL. TÊTE D'OR . LE ROI • CÉBÈS • L'EMPEREUR DAVID • LA PRINCESSE • EUMÈRE • CASSIUS • NOMBREUX FIGURANTS ET FIGURANTES

 

PREMIÈRE PARTIE
Les champs à la fin de l'hiver. Entre, au fond, Simon Agnel, en blouse, portant sur son épaule un corps de femme et tenant une bêche. Il mesure la terre et commence à creuser une fosse. Entre, sur le devant, Cébès, à pas lents.
CÉBÈS. - Me voici,
Imbécile, ignorant,
Homme nouveau devant les choses inconnues,
Et je tourne la face vers l'Année et l'arche pluvieuse, j'ai plein mon cœur d'ennui !
Je ne sais rien et je ne peux rien. Que dire ? que faire ? À quoi emploierai-je ces mains qui pendent ? ces pieds qui m'emmènent comme les songes ?
Tout ce qu'on dit, et la raison des sages m'a instruit
Avec la sagesse du tambour; les livres sont ivres.
Et il n'y a rien que moi qui regarde, et il me semble
Que tout, l'air brumeux, les labours frais,
Et les arbres, et les nuées aériennes,
Me parlent avec un langage plus vague que le ia ! ia ! de la mer, disant :
"Ô être jeune, nouveau ! qui es-tu ? que fais-tu ?
"Qu'attends-tu, hôte de ces heures qui ne sont ni jour ni ombre,
"Ni bœuf qui hume le sommeil, ni le laboureur attardé à notre bord gris ?"
Et je réponds : Je ne sais pas ! et je désire en moi-même
Pleurer, ou crier,
Ou rire, ou bondir et agiter les bras !
"Qui je suis ?" Des plaques de neige restent encore, et je vois la haie des branches sans nombre
Produire ses bourgeons, et l'herbe des champs,
Et les fauves brebillettes du noisetier ! et voici les doux minonnets !
Ah ! aussi que l'horrible été de l'erreur et l'effort qu'il faut s'acharner sans voir
Sur le chemin du difficile avenir
Soient oubliés ! ô choses, ici,
Je m'offre à vous ! Voyez-moi, j'ai besoin
Et je ne sais de quoi, et je pourrais crier sans fin
Comme piaule le nid des crinches tout le jour quand le père et la mère corbeaux sont morts !
Ô vent, je te bois ! ô temple des arbres ! soirée pluvieuse !
Non, en ce jour, que cette demande ne me soit pas refusée, que je forme avec l'espérance d'une bête !
Il aperçoit Simon.
Eh ! qui c'est qui creuse là-bas ?
Il s'approche de lui.
C'est-i que vous posez des drains ? Il est tard.
SIMON, se redressant. — Qui est là ? que voulez-vous ?
CÉBÈS, le regardant avec surprise. — Je ne vous connais pas.
SIMON. — Ce champ est à vous ?
CÉBÈS. — À mon père.
SIMON. — Laissez-moi y tailler ce trou.
CÉBÈS, apercevant le cadavre. — Ah ! Qui est cette femme ?
SIMON. — La mienne.
CÉBÈS. — Ah ! ah !
Qui est cette femme ? Elle est de ce pays. Je la connais. Est-elle morte ?
SIMON. — Je ne l'ai pas fait mourir.
CÉBÈS. — Ah ! ah ! ah ! ah !
Est-ce ainsi que je te retrouve ! Toute froide et mouillée ! Ô bonne pour tous, rieuse, ardente !
Est-ce toi ? ô chère !
SIMON. — Il a l'air d'être de ceux qui l'ont aimée.
— Quel est ce clocher d'ardoises, Cébès ? quel est ce pays ?
CÉBÈS. — Comment ? me connaissez-vous ?
SIMON. — Il y a des gens qui se nomment Agnel.
CÉBÈS. — Tous sont morts ou partis. Simon Agnel était plus vieux que moi. Il a disparu un jour.
C'est vous !
SIMON. — Le bouilli était las d'être mangé en rond. Ils sont morts !
Tête d'Or ( première version). Théâtre I. Gallimard, Pléiade, p. 29 - D.R.